Partons d’un exemple qui n’est, certes, pas anodin, puisque dès la première nuit de la nouvelle année, il nous a projetés dans l’un des risques les plus graves que l’on pouvait redouter, et que l’on redoute encore.
Soit donc les événements survenus lors de la nuit du Nouvel an, notamment dans la gare de Cologne en Allemagne. La gravité de la chose ne peut pas être minimisée. D’abord, en raison des actes, d’une gravité extrême, inadmissibles violences faites à des femmes et qui doivent être punies. Mais aussi, en raison des auteurs non seulement individuels, mais en groupe et risquant de faire retentir une accusation sur tout un groupe plus large auquel on les associe (qu’on l’appelle «migrants» ou «immigrés»), dans le contexte si grave qui est le nôtre. Si l’on était «complotiste», comme tant de monde aujourd’hui (et, c’est un autre des dangers mortels de l’heure), ne pourrait-on pas demander : à qui profite le crime ? L’extrême droite européenne qui cherche à en profiter n’aurait-elle pas pu l’organiser ? Avec un ami, nous comparions même récemment (mais rassurez-vous, sans y croire, en riant) cet événement à l’incendie du Reichstag, que les nazis avaient déclenché eux-mêmes en 1933, sitôt après leur arrivée au pouvoir pour en accuser leurs opposants, et commencer leurs persécutions. Nous ne sommes pas complotistes. Et la poudrière peut bien exploser toute seule. Mais le risque n’est pas mince de voir les extrêmes se saisir de ces événements pour lancer à nouveau une chasse aux sorcières, tant le cocktail des ingrédients et des fantasmes (y compris sexuels), autour de ces actes inadmissibles, est dangereux et en effet explosif. Mais alors, comment répondre ? Comment ne pas tomber dans l’accusation indistincte et la discrimination indiscriminée ? Ne faut-il pas distinguer ? D’abord, bien sûr, par l’intermédiaire de la justice, qui distingue et accuse les seuls coupables, en raison de leurs actes. Mais aussi par la recherche des causes ? Ne faut-il pas, comme ont commencé à le faire certains chercheurs, plus nécessaires que jamais, chercher aussi à «expliquer» ? Mais, c’est alors qu’on entend l’accusation récente, venue aussi de là où on aurait attendu tout autre chose : expliquer, c’est excuser.
Voyons. Reprenons. Reprenons le Traité des vertus, publié en 1949, par Vladimir Jankélévitch, et où nous nous souvenons d'une admirable distinction entre l'excuse et le pardon, qui ne devait, d'ailleurs, pas être son dernier mot sur l'acte de pardonner. N'y trouverait-on pas aussi une distinction, celle que l'on a au bout de la langue, entre expliquer et excuser ? Ce n'est pas si évident. Il ne semble pas en parler. Quoique. Mais si. Implicitement. Justement dans une phrase où il traite ensemble de l'excuse et du pardon. Je cite : «excuse» et «pardon» ils enveloppent tous les deux un parce que conjoint à un «quoique» (p. 625, je souligne). Qu'est-ce à dire ? Commentons d'un mot. Cela signifie que l'excuse comporte deux éléments : non seulement l'explication de l'acte, mais aussi et surtout l'annulation de ses conséquences ! Pour excuser, il faut non seulement trouver une cause mais abolir un effet. Jankélévitch dit : «passer l'éponge» ; ou encore «postuler que le tort était sinon véniel, du moins superficiel» (id). Or, «expliquer», ce n'est pas cela du tout. Ce n'est justement pas ce deuxième élément («passer l'éponge»). Bien au contraire, c'est mesurer ce qui a pu rendre possible un acte aux effets si graves dont il ne s'agit pas (sauf irresponsabilité) d'excuser les auteurs, mais dont on cherche à connaître les causes pour l'empêcher à l'avenir !
D’ailleurs, on n’a pas le choix. Car, voyez-vous, tout le monde a une explication. Certes, pas le juge qui condamne, même s’il doit s’y confronter malgré tout ne serait-ce que pour l’écarter, par exemple l’irresponsabilité (la folie), car en dehors de ces cas, il ne juge que l’acte et ses effets, selon la loi. Mais le politique, lui, en a vitalement besoin. Car s’il n’en a pas pour agir de manière juste, comment répondra-t-il à ceux qui prétendent en avoir pour agir de manière injuste ? Ils en ont, eux, des explications, ces complotistes dont nous ne sommes pas. Ils sont même prêts à en inventer, à les empiler, même contradictoires, même en mélangeant les boucs émissaires. Comment leur répondrez-vous ? C’est donc bien que la politique, par-delà le droit et la loi, est aussi un discours non pas du tout d’excuse et encore moins de pardon (ne confondons pas les ordres), mais justement d’explication, qui passe par l’explication, qui en propose, qui en discute, parmi les rationnelles. Car, dans les affaires humaines (contrairement aux sciences «dures») il n’y en a pas qu’une, mais on peut et on doit discuter des explications rationnelles en les soumettant aux principes de la loi et de la justice, et surtout en écartant les pseudo-explications qui, dans leur délire, évacueront les principes de justice, et aggraveront encore le mal.
Non, l’explication n’est pas une excuse. Ne la prenons donc pas comme excuse. Car on en a besoin, et de sa recherche, et de sa discussion. Elle fait partie, avec la justice et la politique, des moyens que les humains ont pour ne pas dériver vers le pire.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.