Juste après la mort d'Umberto Eco, une vidéo a circulé sur les réseaux sociaux : on voyait l'auteur de l'Œuvre ouverte déambuler dans son appartement, c'est-à-dire dans une incroyable bibliothèque, des couloirs et des salles entières de livres. Les commentaires sur Facebook se faisaient (tendrement) ironiques : «Pourquoi ne pas avoir mis son lit de camp directement à la Bibliothèque nationale ?» On vit aussi copiées et recopiées quelques phrases d'Eco contre… les commentaires d'Internet, propos de comptoir aujourd'hui mis sur le même rang que les écrits ou les articles les plus élaborés. Eco aurait été amusé par la contradiction performative : commenter sur les réseaux pour dire la nullité des commentaires sur les réseaux.
Eco était assurément un amoureux des livres et un amateur des journaux papier, qui regardait, avec appréhension, le développement exponentiel d'Internet. Le goût, la matérialité des livres était aussi un sujet du Nom de la rose, même si, en l'occurrence, les pages empoisonnées pouvaient littéralement tuer. Mais le danger combattu fanatiquement par les fanatiques était ici, à travers la métaphore d'un grand livre disparu d'Aristote sur la comédie, la reconnaissance de la pleine légitimité du rire.
Ce qu'il y avait de si marquant chez Eco, c'était que la formule du «gai savoir» trouvait chez lui une véritable incarnation : l'humour était permanent, même dans l'analyse structurale du récit, méthode apparemment austère et parée de scientificité mais qu'il appliquait avec délice à cet objet impur qu'était la série des James Bond. Et là où, chez son ami et collègue en sémiologie Barthes, subsistait toujours quelque chose d'un brin méprisant pour la culture populaire, chez Eco, le plaisir de reconnaître des formes, des variations, des schémas présents aussi bien dans les mythes que dans des polars ou dans une littérature de gare l'emportait sur la hiérarchie des genres. Cela n'empêchait pas Eco d'employer son intelligence critique à dénoncer les faux, les nivellements, les impostures, les théories du complot, les mensonges clinquants de l'ère berlusconienne et les métamorphoses du fascisme. Mais il évitait toujours la pénible posture de l'inquisiteur, qui a ses variantes de gauche, y compris en Italie. L'attitude critique consiste aussi, parfois, à se méfier des emballements du présent, de l'autocélébration des nouveautés techniques.
Eco avait salué, dans l'Œuvre ouverte, l'invention de formes esthétiques, qui mettait en scène leur non-clôture, qui impliquait une participation active du lecteur ou du public, ou dont l'interprétation était explicitement ouverte à de libres initiatives des interprètes. Mais une œuvre, pour être ouverte, n'en doit pas moins avoir une certaine unité, et il me semble qu'Eco redoutait, dans les médias virtuels et dans le déclin du livre, le déclin de la possibilité même du «livre comme unité de sens», une dispersion qui rend problématique l'idée même d'œuvre. En érudit attaché aux splendeurs et aux subtilités du passé, était-il d'une méfiance excessive à l'égard des formes nouvelles, ou d'Internet ?
Je ne l'ai rencontré qu'une fois, en 2010, à Libération, à l'occasion d'un de ces numéros annuels intégralement rédigés par des philosophes. Une discussion s'engagea pour savoir quels événements il faudrait traiter en priorité. Michel Serres proposa l'affaire WikiLeaks, qui venait d'exploser. Umberto Eco entreprit immédiatement un éblouissant historique des transformations des méthodes de message, et nota le paradoxe : les nouvelles techniques liées à Internet étaient, pour les Etats et les diplomates, beaucoup moins fiables que les vieux moyens, si bien qu'on en reviendrait peut-être au bon vieux messager humain apprenant par cœur un message avant de l'avaler. Au moins, ici, pas de risque de divulgation de masse de «mémorandums» secrets. Je m'incrustais sur ce dossier, surtout pour le plaisir de côtoyer Umberto Eco.
Il développa ensuite un point de vue qui me sembla excessivement critique à l'égard de WikiLeaks : après l'Etat panoptique, on avait un peu, à ses yeux, une sorte de «Big Brother à l'envers», au nom d'une «transparence» qui risquait de ruiner toute possibilité de diplomatie. Du coup, dans ma contribution, j'insistais plutôt sur l'intéressante évolution des rapports de force que constituait le fait qu'Assange ait confié l'expertise des mémorandums à de grands journaux européens et américains, qui en diffusèrent le contenu en le mettant en perspective. Mais c'était reconnaître ce qu'Eco souligne : «Le journal peut être un filtre critique et démocratique.» Cette défense de la fonction critique du journalisme convergeait avec une remarque de Sémiotique et philosophie du langage : «Le pouvoir est code.» Mais Eco était un maître des codes qui aimait rire des pouvoirs.