J’aime regarder les filles qui marchent dans la rue et vont s’asseoir aux terrasses des cafés pour montrer à la compagnie ces étranges objets du désir, leurs genoux sortis en fraude de jeans tailladés de frais. Bien sûr, c’est abuser que de surinterpréter les tendances costumières, les esclavages de mode, les différenciations standardisées. Bien sûr, il est ridicule de sociologiser des créations de chiffon, des bêtises d’époque marketées. Mais, je vais quand même m’y livrer, car c’est ainsi que les hommes vivent quand leurs amours au loin se suivent et que recommencent les beaux jours. Quand on peut enfin se contenter de calembours et d’eau fraîche pour se garder des calembredaines à mauvaise haleine.
Les filles de 2016, et les garçons aussi, font prendre l’air à leurs genoux. Ils mettent en exergue ce mécanisme assez agricole qui permet de mettre un pied devant l’autre et puis de recommencer. Et, c’est assez intrigant l’exhibition de cette articulation roide et rationnelle, de ce carré farci de rotule et de cartilages, de cette armature guerrière qui cache un creux poplité au charme de jarret de veau.
Le fétichisme du genou est méconnu, pour ne pas dire inexistant. Il y a bien Jean-Claude Brialy qui, dans un film de Rohmer au nom prédestiné - le Genou de Claire -, monte à l'échelle pour conter fleurette à quelques belles gambettes très jeunettes. Mais tout cela reste platonique et ne cause pas grand tort.
Pour émoustiller les mâles fatigués des séductions à frustration, les roueries sont classiquement répertoriées. Les fesses et les seins, regonflés ou éplorés, sont de la revue et mènent le défilé. La cheville échappée des robes à crinoline ne faisant plus recette, la cuisse s’est allégée et continue de lever haut la jambe. Puisqu’on parle de ça, je dirais volontiers que la minijupe me semble bien moins aliénante que le voile, celui qu’on fait porter à Sciences-Po dans un «Vis ma vie» prosélyte et bêta. Ou plutôt, je vais me contenter de saluer les adeptes maintenus de l’impudeur généralisée et du badinage remixé, quelle que soit leur tenue sans retenue.
Il y a eu le nombril en majesté, trop simple à analyser. Il y a eu le string qui dépasse et qui fait parfois un effet bœuf à la ficelle tirant trop sur la corde. Les hommes jeunes ont répondu en négligeant le ceinturon pour montrer qu’ils portent caleçons remontés jusqu’au bidon, histoire de dire qu’ils ne vont pas cul tout nu et que les sans-culottes n’ont plus la cote. Ces temps-ci, les uns et les autres retroussent leur bas de pantalon pour en montrer le liseré coloré et aller à la pêche à pied sur le pavé. Et puis, sous prétexte de jouer les miséreux et les pauvresses toutes catégories sociales confondues, il y a eu lacération du jean et des fenêtres se sont classiquement ouvertes aux endroits les plus charnus. Mais tout ça est répétitif. Et voici que dans l’encoignure de tissu, dans la meurtrière ouverte au cutter, apparaît cette excentricité, le genou, gnou surgi de la savane des interprétations que personne ne sait remettre au gnouf des évidences. Suivent cinq hypothèses explicatives.
Enfantin. Ce sont les mômes qui reviennent crottés de boue et croûtés de sang pour avoir rampé dans les fourrés, pour s'être fait des croche-pieds et s'être tatané sévère. La mode genou serait signe d'infantilisme d'école primaire, de prépuberté aventureuse, de nostalgie des robinsonnades.
Grunge. Kurt Cobain a lancé le jean destroy, élimé par sa volonté de s'éliminer et sentant mauvais le mal-être adolescent. La mode genou pourrait être signe de malaise existentiel sauf que, pour avoir deux trous rouges au genou droit, encore faudrait-il que les déchirures soient faites au scalpel, pas à la machine à découper.
Foot. A l'inverse de Johan Cruyff et de ses hautes jambes nues de poulain sous cocaïne, les pousse-ballons actuels remontent leurs chaussettes bien haut et allongent leur short en bermuda. La mode genou serait un clin d'œil à ces dribbleurs milliardaires, rhabillant leurs outils de travail et n'en montrant que le nouveau talon d'Achille, la partie la plus médicalisée, la plus charcutée.
Prière. Un dessinateur disparu disait : «Ça peut paraître un peu pompeux, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux.» On va espérer que la mode genou soit un clin d'œil à Charb et aux Charlie. Sinon, la meilleure façon d'éviter d'avoir à coudre des patchs de velours sur les cœurs déchirés et les esprits affaiblis est de se dispenser de ployer l'échine sur les prie-Dieu comme de s'accroupir sur les tapis de prière.
Debout. L'effet générationnel ne fait rien à l'affaire. Il y a toujours eu d'un côté les veilleurs d'aube et, de l'autre, ceux qui dorment debout. Disons que place de la République, on risque moins de barrir à genoux car on discute en se frottant les fesses au macadam. Ce qui permet de chanter : «Mon pantalon est décousu et si ça continue, on verra tout… mon cul.»