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Libération
Chronique «Médiatiques»

«Ils connaissent la chanson», une playlist nationale

Avec son émission diffusée sur France 3, Mireille Dumas a su faire fredonner Bayrou, Dati, Duflot, Mélenchon et Raffarin à l’unisson. Mais elle n’a pas souhaité inviter le Front national.
Avec son émission, Mireille Dumas a su faire fredonner Bayrou, Dati, Duflot, Mélenchon et Raffarin à l’unisson, mais elle n’a pas souhaité inviter le Front national. (Capture d'écran France 3)
publié le 15 mai 2016 à 18h21

C'est un chouette petit groupe de copains et de copines. Ils parlent des chansons de leur vie. Ils les écoutent. Ils battent la cadence. Ils replongent dans leurs souvenirs, sans filet. Ils éclatent en improbables fous rires. Ils s'étonnent de leurs audaces. C'est Mireille Dumas, qui les accouche. Depuis combien de temps on ne l'avait pas vue, Mireille Dumas ? Elle n'a pas changé. Toujours aussi bien penchée sur les souvenirs d'enfance, sur les fêlures, sur les blessures. En face d'elle, ils sont cinq à se succéder. Bayrou, Duflot, Mélenchon, Raffarin, Dati. Mais au fil de cette émission, Ils connaissent la chanson, diffusée par France 3 la semaine dernière, ils disparaissent peu à peu, remplacés par François, Cécile, Jean-Luc, Jean-Pierre et Rachida.

Elle sait y faire, Mireille, ce n'est pas la question. Quand donc Bayrou avait-il si bien parlé du bégaiement, cet ennemi intérieur qui a pris à la gorge le petit François à l'âge de 9 ans, et contre lequel il mène depuis le combat d'une vie, mobilisant toutes les armes à sa disposition, y compris la chanson I Will Survive ? Et Cécile Duflot de sa vie amoureuse ? Et Dati de son désir d'être une «femme, jusqu'au bout des seins ?» Et Mélenchon de son déracinement de gamin né au Maroc et transplanté en Normandie, ou de son amour de la danse ?

Leurs chansons séparées, qui finissent par faire playlist commune, on les connaît par cœur. Elles nous sont entrées dans le sang, comme elles habitent leur sang à eux, et à elles. D’eux à nous, la transfusion est immédiate. On partage un peu leur sang. On partage la même maison. La même identité ritournelle. Tous les grands sont là, Barbara, Piaf, Ferrat, Brassens, Dalida, Souchon, Johnny. Evidemment, Rachida fait un peu honte à la famille, avec Daniel Guichard et son Vieux, et Lenorman et sa Ballade des gens heureux. Mais pas la peine de se le cacher : on les connaît aussi par cœur, les chansons de Guichard, et de Dassin, et de Lenorman, et même de Sardou, tous nos inavouables. Ah non, pardon, celle de Lenorman, c’est Jean-Pierre qui l’a amenée, souvenir de l’époque où il était jeune giscardien. Finalement, on les confond tous, tous se fondent dans la grande playlist nationale. Sauf que Ferrat et sa France, qui répond toujours au nom de Robespierre, ce ne peut être que Jean-Luc.

Donc, on marche, on court, on se fond dans la marmite, on s'y dissout. Bien joué Mireille. De toute façon, pas la peine de se cacher, on marche parce qu'on a leur âge, qu'on est aussi vieux qu'eux. Etrange sentiment sucré, de rejoindre pour un soir, par hasard, le cœur de cible de France Télévisions, des vieux médias, le cœur battant de la Druckerie. C'est doux, c'est tiède, le cœur de cible de France Télévisions. Quelle feel good émission, quel bon moment !

Sauf qu’à un certain moment, se glisse le sentiment de la présence troublante d’un autre soi. Car toute la «classe politique» n’a pas été invitée. Il manque quelqu’un. Cherchons bien. Ah oui : pas trace, dans le quintette, des Le Pen et de la Lepénie. Sur le moment, on ne l’avait pas réalisé. Mais ensuite, on ne voit plus que ça, cette absence, cette impasse, cette ombre sur la réunion de famille. Mireille Dumas s’en est d’ailleurs expliquée, dans les émissions de promo pour son émission. Elle a fait un choix. Celui de ne pas inviter le FN au pique-nique. C’est donc un choix, celui de ne pas nous attendrir avec l’auto-attendrissement de Marine Le Pen sur les chansons de son enfance. Comme il s’avère précaire, du coup, le bien-être. On est donc dans une double régression. Régression dans le patrimoine des «grandes chansons françaises des années 60 et 70» et régression dans l’époque bénie où la politique se conjuguait droite contre gauche, et le centre au milieu. Ce n’est pas seulement un voyage dans le cœur de cible, c’est un voyage dans l’avant-sauvagerie, quand on était encore fièrement campés sur les terres connues. Alors quoi ? Sommes-nous vraiment ces petites choses si fragiles, qu’on craint que nous craquions de tendresse et d’empathie pour Marine Le Pen, et les chansons de sa vie ?