Menu
Libération
Chronique «Ré/Jouissances»

Héros roulant à l’ordinaire

L’homme au scooter qui, sans armes, s’est attaqué au camion de Nice signe le retour d’un héroïsme tragique dans des sociétés qui l’avaient oublié.
publié le 25 juillet 2016 à 17h11

Il se prénomme Franck et travaille à l’aéroport de Nice (1). Il a le bronzage parfait, l’élégance soignée et la barbe taillée des quadras bien insérés. Il a tout d’un être paisible et pacifique, d’un adulte responsable et conscient. On l’imagine préférer la recherche du consensus à la querelle hargneuse. Il paraît même que la vue du sang lui fait tourner de l’œil.

Le soir du 14 Juillet, il remonte tranquillement la promenade des Anglais sur son scooter. Sa femme a pris place derrière lui. Le feu d’artifice se termine. Ils arrivent un peu tard. A défaut, ils décident d’aller manger une glace, cours Saleya.

Le scooter maraude à 60 km/h. Le vent décoiffe les palmiers mais il fait doux. Et c’est là que se déclenche dans leur dos un mouvement de foule qui déroule sa vague d’angoisse.

Le camion a déjà commencé sa course meurtrière. Le 19-tonnes les double et continue à faucher les spectateurs, oscillant du trottoir à la chaussée, dans des embardées qui ont pour but de causer le désastre le plus absolu.

Passé l’instant de sidération qui peut tétaniser et statufier, tout être doué de raison se serait mis à couvert ou aurait pris la fuite. Tout être normalement constitué aurait veillé sur son entourage et tenté de joindre ses proches.

Mais Franck fait descendre sa femme et se lance dans une course-poursuite insensée de bravoure, slalomant entre les vivants et les morts, hurlant sous le casque pour libérer sa peur, songeant à son fils qui est là-bas tout au bout de la promenade et accélérant encore pour empêcher l’inéluctable.

L'héroïsme cousine avec la folie. Il faut avoir perdu le sens commun pour mettre ainsi sa vie en danger, quand ce n'est pas votre métier, que vous n'êtes ni policier, ni militaire, ni pompier, qu'il ne vous est jamais arrivé de monter au feu et que l'utilité de votre action n'a rien d'évident. Franck frise la schizophrénie, se dédouble et dira : «J'étais à la fois dans un état second et tout à fait lucide.» Il n'est ni dans un film d'action ni dans un jeu vidéo, il est dans un drame de chair et de sang. Il le sait, l'oublie aussitôt, puis réalise à nouveau.

Il course le camion blanc et parvient à jeter son scooter sous les roues du poids lourd. Il profite du ralentissement de la machine criminelle pour monter sur le marchepied. Il n’a pas d’arme, mais ne recule pas un instant. Il veut stopper le meurtrier. Par la fenêtre ouverte, il se met à cogner et à lui asséner des coups en plein visage.

Le chauffeur ne bronche pas sous la grêle à poings nus. Franck, lui, est animé d’une fureur indicible. Preuve que l’héroïsme peut aussi bien s’habiller de fulmination rouge vif que de concentration insensibilisée.

Car n’oublions pas que l’adoubé par Daech s’imagine lui aussi en «héros». Le récent soldat de la foi est prêt à mourir en «martyr» en tuant le plus grand nombre d’infidèles. Ce qui lui faudra rachat de ses péchés et accueil privilégié en paradis peuplé de félicités dont cet apostat de la jouissance a déjà profité en ce bas monde.

Franck n’espère rien de particulier. Il répond à une nécessité intérieure inconnue, cède à une pulsion qui le fait sortir de sa carapace de normalité. Et qui le voit s’improviser brave parmi les braves.

L’un et l’autre sont comme les faces inversées d’une même pièce. Intentionnellement pour Mohamed Lahouaiej Bouhlel ou contraint et forcé pour Franck, ils remettent à jour une violence qui avait déserté les sociétés occidentales. Ces dernières cachaient la cruauté continuée de leurs opérations militaires sous un masque de technicité et maraboutaient les agressions les plus mineures en les judiciarisant. Les corps étaient en train de policer leurs relations et de se tenir à distance respectueuse avant que le fondamentalisme ne les refasse se percuter.

L’héroïsme s’urbanisait derrière l’humanisme catastrophé des sauveteurs ou le rituel sportif des champions. Il est en train de redevenir guerrier. Mais il s’agit d’un affrontement de civils, d’une bataille de gens ordinaires qui ne maîtrisent pas forcément l’art de la guerre, qui n’ont parfois jamais touché une arme depuis que le service national a été supprimé et qui, côté jihadistes ubérisés, ne sont plus forcément formés à la férocité dans les camps de l’EI.

Cramponné à la portière, Franck voit le terroriste le braquer avec un pistolet qui s’enraye puis lui balancer un coup de crosse. Les policiers se mettent en position et criblent le pare-brise. Franck se glisse sous le camion pour échapper au feu nourri. Preuve que le courage citoyen qui met des bâtons dans les roues du destin morbide n’est pas à l’épreuve des balles. Et doit bien finir par se mettre à l’abri.

(1) Nice-Matin du 21 juillet.