Tu as pris soin de tirer ta révérence le 7 novembre juste avant que Trump n’empoigne les Etats-Unis par le colback et que nombre d’Américains va-de-la-gueule ne promettent de quitter leur pays mis en faillite morale pour rejoindre ton Montréal natal.
Tu as dû secrètement te réjouir de voir le réel faire bien pire que ton pessimisme constitutif ne l'avait prédit. Je vois déjà l'interprète du Chant des partisans observer de loin le braillard blond en le gratifiant d'un sourire en coin, fourré de scepticisme moka. Et je te soupçonne de ne pas être avare de sarcasmes à double détente, cinglant les saillies du matamore comme les peines de cœur de chattes anglaises des bien-pensants que nous sommes.
Pour toi, il ne sert à rien de vouloir prendre Manhattan ou Berlin. Le pouvoir est une tour infernale où les ascenseurs se coincent entre deux étages et où les parquets de marbre rose craquent sous les bottes du moindre soudard.
Tu as enfilé ton fameux imperméable bleu, tu as rabattu sur l’œil ton feutre d’homme à femmes, réputation dont tu savais te moquer et tu as disparu en coulisses, derrière le rideau rouge dans lequel tu ne t’es jamais drapé.
Tu débarques dans ma vie à l'adolescence. C'est loin là-bas dans l'Ouest, saisi alors par un revival breton à sabots de bois et à blanche hermine, où les 33-tours étrangers arrivent cahin-caha par la malle-poste, plusieurs mois après leur sortie parisienne.
Entre nous, ça commence par l'album Songs From a Room. A l'heure des premières certitudes politiques et des enthousiasmes émancipateurs, tu colores de mélancolie relativiste les arcs-en-ciel des avenirs radieux que je me promets et tu injectes la malemort des oxymores existentiels au cœur d'un idéalisme panoramique que je rêve beau comme le jour.
L’écoute n’est pas encore individualisée. Avec ma sœur, nous accaparons l’unique tourne-disque et fermons les portes du salon pour échapper au tintamarre des plus jeunes. Cela tient du cérémonial profane pour nos jeunes peaux et nos fraîches oreilles.
Au recto de la pochette de Songs From a Room, tu joues les pistoleros à chapeau, et c'est sans intérêt car tu n'as rien d'un cow-boy à lasso entravant les buffalos. Au verso, il y a la chambre avec vue. Et cela est d'un évocateur majeur. Les volets sont clos sur une sieste d'après-midi. Les murs sont blanchis à la chaux. Une fille blonde se tient assise derrière un bureau bancal et tapote une machine à écrire. Elle porte pour toute tenue une serviette éponge, de celles dont on s'enrubanne au sortir de la douche d'après l'amour. Elle sourit largement sous sa lourde mèche. J'apprendrai plus tard que la scène se déroule à Hydra, île grecque où les beatnicks finissants et les hippies commençants vivent d'olives noires et de vin résiné. La jeune femme se prénomme Marianne. Elle est norvégienne, et c'est à elle que tu diras «so long». La machine à écrire est une Olivetti Lettera 22, couleur pistache. C'est toi l'écrivain, mais elle aussi va bientôt porter la plume dans le plaid. Cet instantané est le contretype exact, ensoleillé et rayonnant, de ton album aux sombres pensées. Et cela démontre que les tonalités sont variées et les ambivalences autorisées.
Entre toi et Bob Dylan, je ne choisis pas. Il a le Nobel, ce qui vaut parfois embaumement, et j’adore toujours son brio de crécelle. Mais affectivement, je te fais la part belle. J’ai toujours aimé les perdants magnifiques, dénomination que tu as fomentée dont j’use et abuse. Et puis, ton phrasé anglais est d’une telle accessibilité que j’y vois prévenance de ta part, afin de rassurer sur le niveau de langues de notre vieux pays. Il t’arrive même de chanter en français, clin d’œil au bilinguisme canadien.
Si je suis aujourd’hui un anticlérical écumant, j’ai commencé petite bête à bon Dieu, versant catholique enfantin. Grâce à toi, j’ai découvert que l’Ancien Testament regorge de mythologies cruelles et que la symbolique judéo-chrétienne est un grand fait-tout où puiser à son goût, si on veut comprendre quelque chose à ce monde et transformer ses guerres de civilisation en querelles civilisées.
Je remercie ta comptable négligée qui t’a dépouillé et t’a arraché à ce monastère bouddhiste où tu te fourvoyais. Les plaies d’argent t’ont envoyé au bout de ton âge, chanter de plus en plus bas, de plus en plus glas et braver la mort avec ironie.
Embrasse pour moi Marianne, Nancy, les sœurs de la miséricorde, et toutes celles dont tu t’éloignais quand elles te devenaient trop proches et qu’elles te servaient du thé de Chine, chez elles près de la rivière, d’où l’on peut entendre les bateaux s’en aller.