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Chronique «Historiques»

Donald Trump : «L’Etat, c’est moi», par Laure Murat

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Président et homme d’affaires, outsider et insider, Donald Trump est le sujet clivé par excellence. Il invente l’alternance avec lui-même, il ne sera jamais là où on l’attend. Il sera partout.
Donald et, sa femme, Melania Trump, avec leur plus jeune fils, Barron, dans leur appartement à New York, en 2010. (Photo Regine Mahaux. Getty Images)
publié le 21 décembre 2016 à 17h06

Si Donald Trump a un secret, c'est d'avoir compris un mécanisme simple mais dont personne avant lui n'avait osé se servir : être à la fois à l'intérieur et à l'extérieur. Businessman ou président ? Au sommet de la noire Trump Tower de Gotham City ou dans le Bureau ovale de la Maison Blanche à Washington ? Utilisant son propre Boeing 757 ou Air Force One ? Donald Trump invente une forme de fusion-scission de deux mondes a priori antinomiques, incarnés par les affaires et la politique, le profit d'un seul et le bien commun ; il invente l'alternance avec lui-même, au risque de soumettre la population, et le monde, à un stress permanent. Il est le sujet clivé par excellence, l'outsider et l'insider, qui perçoit et dénie la réalité en même temps ; le Joker (comme dans Batman), c'est-à-dire the villain (le méchant), mais aussi la carte maîtresse, qui coupe toutes les autres. Résultat : il ne sera jamais là où on l'attend. Sauf qu'il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas comprendre là où il sera vraiment : partout.

Donald Trump est un communicant hors pair. Eric Lipton, journaliste au New York Times, rapportait récemment à la radio que Trump avait compris le «truc» : en tweetant des horreurs chaque matin, il mobilise toute la presse qui, du coup, met de côté les vrais sujets. Il cannibalise l'information. S'impose et bloque tout à la fois. Ment effrontément en dénonçant sans preuve de prétendues fraudes électorales manigancées par les démocrates et se contente de dire à propos de la cyber-attaque russe révélée par la CIA : «Je n'y crois pas.» Ça doit être un canular, en effet. Comme le changement climatique.

Dans un entretien avec Barbara Walters, présentatrice vedette de la télévision américaine, Trump confiait juste avant les élections que, plus jeune, il aurait aimé faire du cinéma. A l'industrie du rêve, il a finalement préféré le commerce de la réalité : l'immobilier (real estate, en anglais) et la télé-réalité, avec son émission phare The Apprentice, où il hurlait aux perdants «You are fired !» («Vous êtes viré !»). J'aurais été Barbara Walters, j'aurais poussé Donald Trump sur ce terrain : quel était donc le film qu'il avait en tête ? Nous en saurons le scénario bientôt.

«Je l’attraperais par la chatte»

L'émission s'intitulait Meet the Trumps. On voit le magnat dans son appartement de la Trump Tower, «inspiré de Versailles», que beaucoup considèrent, dit sans ironie le maître des lieux, comme «le plus bel appartement au monde». Portes blindées en or qu'ouvre avec effort une femme de chambre mexicaine, fauteuil en or, colonnes couronnées de chapiteaux en or, meneaux de fenêtres en or, robinets en or. Dans son avion, les cuvettes de WC aussi sont en or. Vingt-quatre carats.

Dans la deuxième partie de l'émission, Barbara Walters s'entretient avec les quatre enfants - le cinquième, Barron, 10 ans, étant un peu jeune pour participer. Elle demande : «Votre père a-t-il un enfant préféré ?» Et on se dit soudain : qui aurait demandé hier à Barack Obama : «Laquelle de vos deux filles préférez-vous ?» La question eût été proprement impensable. C'est à ces détails qu'on saisit un changement de régime. Aujourd'hui, non seulement cette question est envisageable, mais elle est excitante, car on connaît secrètement la réponse. Les enfants vont-ils s'humilier eux-mêmes à la révéler ? Après une seconde d'hésitation, l'aîné, Donald Jr, lève le suspense : Ivanka. Car c'est comme ça chez les Trump. Il y a toujours un winner - et pléthore de losers et autres maillons faibles subséquents. Dans la famille, la battante, l'étoile, c'est la blonde Ivanka, ex-mannequin et femme d'affaires avisée, mieux articulée qu'un moteur de course et amie intime de Chelsea Clinton. Il faut la voir répondre aux interviews, Ivanka. Un robot, pas une hésitation, toujours prête et souriante, elle trace sans effort et ne cille pas. Le président élu a d'ailleurs dit à qui voulait l'entendre : «Si elle n'était pas ma fille, je sortirais avec elle»(«I would date her») - comprendre, en langue trumpienne : «Je l'attraperais par la chatte.» Ça vous choque ? Ne soyez donc pas si politiquement correct.

Lorsque ses enfants parlent de la Trump Organization, raison sociale de l'entreprise familiale, ils disent seulement «The Organization». Comme on dit «The Donald».

Ce à quoi on assiste aujourd'hui, c'est au remplacement de l'establishment - politique, institutionnel, traditionnel tant décrié de Washington et de ladite élite corrompue - par «l'Organisation», soit une vaste privatisation des Etats-Unis, dont les épisodes semblent inspirés de Game of Thrones et House of Cards. Donald Trump est le metteur en scène et l'acteur principal de cette nouvelle série, qu'on regarde sans y croire tout à fait. Déclaration d'impôts dissimulée à l'administration, contournement de la loi anti-népotiste ou conflits d'intérêts assumés depuis l'élection, il a décrété que rien n'était inscrit dans le marbre pour interdire ses tours de passe-passe. L'Etat, désormais, c'est lui.

Les Américains ont une foi aveugle dans leurs institutions et les contre-pouvoirs qu’elles prévoient, persuadés qu’elles sauront être garantes de la bonne marche de la démocratie. Ce qui est vrai, en partie. Mais ils oublient de considérer que, jusqu’à maintenant, les élections avaient porté au pouvoir des hommes «de bonne volonté et de bonne foi». Des hommes qui, du moins, obéissaient à quelques règles élémentaires. C’est pourquoi Barrack Obama a facilité la transition avec tant de sobriété et une grâce qui paraît aujourd’hui étrangement désuète, façon Ancien Régime. Donald Trump, lui, n’est ni un politicien ni un idéologue et il est le contraire d’un homme respectueux. C’est un opportuniste et un ploutocrate, qui va instituer un régime personnel et subvertir tous les codes. Il a d’ailleurs commencé, en s’adressant à la nation par un clip vidéo plutôt que de se soumettre à la traditionnelle conférence de presse, exercice auquel il ne s’est toujours pas plié depuis le 27 juillet - du jamais-vu dans l’histoire moderne de la présidence. C’est comme ça que Vladimir Poutine a commencé.