Si j’ai bien compris, la rentabilité n’est plus ce qui distingue le service public du service privé. Il n’y a pas que la SNCF, qu’au demeurant on tâche de plus ou moins privatiser pour ne plus s’attirer cette remarque, c’est tout le fonctionnement de l’Etat. Espérons qu’on ne va pas conserver métros et bus qu’aux heures de pointe et fermer les musées qui ne font pas assez d’entrées. Et à l’opéra, qui coûte une fortune, on les enverra chanter ailleurs - dans le métro ? On pourrait aussi en finir avec les écoles de cancres ou les commissariats qui ne font pas assez de chiffre. Quant aux hôpitaux qui soignent trop consciencieusement leurs patients, on les encouragera à mettre le paquet sur les placebos. Il y a plein d’autres moyens efficaces d’agir : que les magistrats donnent plus d’amendes pour équilibrer le budget du ministère de la Justice, pour le coup les laxistes paieraient le prix de leur laxisme, c’est-à-dire recevraient un moindre salaire. Que le pillage soit facilité pour les soldats français en mission afin que les ministères de la Défense et des Affaires étrangères économisent des soldes et récupèrent des bénéfices. Qu’on encourage l’alcool au volant, les violences conjugales (pourvu qu’il y ait mort de femme, ou d’homme, les simples blessures sont contre-productives), qu’on subventionne l’industrie du tabac et qu’on revienne sur toutes les interdictions de publicité - enfin, qu’on en finisse avec le maximum de futurs retraités qui pompent le budget de l’Etat et risquent d’attenter à la rentabilité du régime général des retraites.
Pourquoi limiter aux patrons et à l’Etat ce privilège de pouvoir faire appel à la rentabilité pour se débarrasser des uns ou des autres ? Ce serait très utile dans la vie privée. On pourrait ouvrir la porte à un enfant qui aurait beaucoup déçu : «Ecoute, tu es destiné à devenir chômeur, on en a marre, on a assez payé pour toi.» A un conjoint (ou une conjointe) : «Tu manges comme quatre, tu ne rapportes rien, désolé(e) mais bye-bye. J’ai besoin de quelqu’un de plus jeune qui tient à garder la ligne.» La rupture conventionnelle deviendrait originale. On ne demande pas aux enfants devenus grands de rembourser tout ce qu’ils ont coûté en couches, en lait et en baby-sitters, pourquoi demander à la SNCF de rembourser des milliards de dettes stupides ? D’un autre côté, le gouvernement ne compte pas dessus. On a une pensée pour tout le personnel politique qui a été licencié l’an dernier pour cause de non-rentabilité. Une question, cependant : le gouvernement actuel l’est-il, rentable ? Ce sera aux électeurs de juger. Mais ceux-ci seront-ils encore estimés habilités à le faire quand les non-rentables seront plus nombreux parmi eux que les rentables ?
Et si toute cette transformation de la SNCF n’était qu’une adroite manœuvre pour favoriser les fameux cars Macron ? Car on devra bien les prendre, pendant la grève. Il faut toutefois admettre que l’idée de réformer la SNCF ne provient pas forcément d’un cerveau malfaisant souhaitant instaurer le désordre là où règnent calme, luxe, volupté et efficacité. Si j’ai bien compris, on reproche à la presse de ne s’intéresser qu’aux retards mais on ne remplirait pas beaucoup de chroniques si on ne signalait que les trains qui arrivent à l’heure.