Menu
Libération
Chronique «L'âge de réseaux»

Face à l’algorithme, l’impossible grève des livreurs à vélo

Chronique «L'âge de réseaux»dossier
Pas facile de débrayer quand on est aussitôt remplacé par un autre auto-entrepreneur. Le capitalisme cool de notre société ubérisée empêcherait donc la lutte sociale ?
Un livreur Deliveroo à Saint-Ouen, le 3 juillet. (Photo Gérard Julien. AFP)
publié le 13 juillet 2018 à 6h21

Comment faire grève face à un algorithme ? C’est le défi lancé aux livreurs à vélo de Deliveroo et Uber Eats, en grève du 8 au 15 juillet pour exiger une tarification minimum et la prise en compte de la pénibilité de leur travail. Par son essence même, l’algorithme est un casseur de grève : son rôle est de répartir en temps réel la force de travail pour faire face à la demande. Qu’il pleuve et que la demande de livraisons augmente, ou qu’il y ait une grève et que l’offre de travail diminue, peu importe au fond, l’algo fera froidement son travail en faisant en sorte que les clients reçoivent au plus vite leur burger au bacon.

A moins d'un mouvement de grève massif parmi les livreurs, il est difficile de perturber vraiment le fonctionnement de plateformes comme Deliveroo ou Uber Eats. «Nous ne pouvons pas ne pas venir travailler, car nous sommes immédiatement remplacés», explique un des responsables du mouvement. «La grève ? Ça sert à quoi sinon à perdre ton taf ?» résume froidement un livreur strasbourgeois. Dans ce système où des auto-entrepreneurs sont mis en concurrence, la grève des uns peut profiter aux autres qui auront davantage de commandes à honorer.

De la même manière que les plateformes nient aux livreurs le droit d'être salariés, elles les empêchent aussi de faire valoir efficacement leur droit de grève. C'est ce qui explique que le mot d'ordre des livreurs à vélo comprenne une phrase peu commune dans un mouvement social : «Nous appelons tous les clients de plateformes de livraison à ne pas commander la semaine du 8 au 15 juillet.» La grève de la livraison ne peut fonctionner que si elle est corrélée à une grève des commandes. Pour ces livreurs, une grève ne s'appelle pas un «débrayage» mais plutôt une «déconnexion». Pour réussir un mouvement social dans une économie uberisée, il faut en fait une déconnexion générale. Non seulement des livreurs, mais aussi des clients et des restaurateurs, pour laisser l'algorithme mouliner dans le vide.

Lors du premier mouvement social des «forçats du bitume» l'été dernier à Paris, les livreurs avaient bloqué l'accès au Petit Cambodge, un resto de République qui avait été un des premiers à utiliser les services de ces applis. «C'est le moment de déconnecter les tablettes», avait harangué un livreur. Victoire symbolique : le Petit Cambodge et la pizzeria d'en face, Maria Luisa, avaient accepté de couper les tablettes en soutien. Mais victoire dérisoire : l'épisode avait aussi montré toute la difficulté de lutter contre une plateforme où employés comme restaurants sont interchangeables.

«Il faut savoir terminer une grève», dit le fameux mot de Maurice Thorez. Dans la foodtech, le plus dur est surtout de savoir la commencer. Les livreurs étant dispersés dans la nature et dans le cloud, il n'y a aucun endroit où les travailleurs peuvent se retrouver et poser les conditions d'un mouvement social. En 2016, les livreurs londoniens d'Uber Eats avaient trouvé la parade. Pour appeler leurs collègues à les rejoindre, ils ouvraient l'application en tant que consommateur et commandaient des plats au lieu de rassemblement du mouvement. Face à l'algo briseur de grève, les forçats du bitume en sont réduits à piéger la plateforme à son propre jeu.

Sur Arrêt sur images, l'historienne des révolutions Mathilde Larrère avait fait un parallèle saisissant entre la révolte des livreurs et celle des canuts au début du XIXe siècle. Les tisserands lyonnais étaient des auto-entrepreneurs avant l'heure, qui réclamaient un salaire garanti pour faire face aux baisses de tarif unilatérales des négociants. Comme les livreurs à vélo, les canuts étaient propriétaires de leur outil de production mais en fait totalement dépendants des fabricants qui leur vendaient la matière première et leur rachetaient le produit fini. Ce système de fabriques indépendantes, organisé pour éviter la montée d'un syndicalisme ouvrier qui prenait de l'ampleur en Angleterre, a paradoxalement donné naissance à la première grande insurrection ouvrière française.

«Nous tisserons le linceul du vieux monde», fredonne le célèbre Chant des canuts. Le défi lancé aux livreurs Deliveroo est plutôt de tisser le linceul du «nouveau monde», ce capitalisme cool et disruptif qui, sous couvert de liberté pour le travailleur, abolit à petit feu le salariat. Les mouvements de grève disparates des livreurs, qu'on voit apparaître depuis deux ans à Paris, Londres, Madrid, Amsterdam ou Bruxelles, ne débouchent pour l'instant sur rien mais pourraient bien un jour coaguler s'ils arrivent à se coordonner entre eux. Et surtout s'ils arrivent à nous faire comprendre que cette pizza devant France-Croatie, en pleine grève des livreurs, était peut-être superflue.