La nostalgie est une dame touche à tout, qui balade ses doigts ici et là et même sur ce qu'il y a de plus crade et coagulé. La violence, par exemple. En ces temps de rixes automnales – une dizaine ont été médiatisées depuis la fin du mois de septembre –, des adultes issus de quartiers populaires trouvent aux bastons d'antan une pureté disparue. Ils parlent de ce qu'il n'y avait pas «avant» : les réseaux sociaux, les calibres dans les jeans délavés et moulants des rappeurs, la condamnation morale des branlées parentales ou encore les séries télévisées où le héros est encore plus sanguinaire, adultérin et défoncé qu'autrefois. Mélancolie sempiternelle, qui questionne à raison les spécificités de l'époque – le contexte, donc – autant qu'elle maquille le passé à tort.
Parmi les ouvrages de référence sur la question, Bandes de jeunes : des blousons noirs à nos jours, un livre collectif dirigé par les sociologues Laurent Mucchielli et Marwan Mohammed. La nostalgie était déjà un ressenti fort il y a cinq, six ou sept décennies et la modernité un bouc émissaire. Au milieu du XXe siècle, celle-ci était décrite comme une sorcière maléfique : elle ferait passer le temps plus vite et encouragerait une remise en question des repères familiaux qui cadraient la jeunesse. L'historien Sébastien Le Pajolec y consacre un chapitre passionnant à la problématique de la culture.
Toilettes
Dans les années 30, Jean Vigo, réalisateur et scénariste français, a dû composer avec la censure. Il raconte ainsi des collégiens turbulents dans le film Zéro de conduite, lequel lui vaut un procès en immoralité. Dans les années 50 et 60, il est toujours question d'interdire des longs métrages suspectés de pervertir les gamins (on parle de motards tout de cuir vêtus) et de bousculer trop violemment leur virilité.
L'argument principal fait écho aux reproches adressés aujourd'hui aux rappeurs dits «gangsters» ou à Gomorra, la série où des Napolitains se canardent en sortant des toilettes ou de l'Eglise : les gamins s'inspirent et parfois, imitent de façon bête et méchante, sans recul aucun.
On peut en tirer au moins un scénario de fiction, lequel donnerait des pouvoirs étendus à la culture : comment seraient les quartiers populaires s’ils faisaient une cure intensive de musique classique et de biopic sur Neil Armstrong ? Et un questionnement majeur, plus ancré dans le réel : comment adapter les méthodes d’éducation à des œuvres teintées de violence, en partant du postulat qu’elles perdureront et qu’une censure est impossible et contre-productive ? Une observation : journalistiquement, les adolescents sont trop souvent traités au travers des déviances, ce qui contribue à déformer le regard sur l’actualité de leur routine. Et à présumer de leur incapacité à formuler une réflexion intéressante sur ce qu’ils vivent, consomment et constatent.
Marteaux
Si l'on en revient à la fin des années 90 et début des années 2000 – l'ère précédant l'arrivée du web dans les foyers – la rixe, phénomène multifactoriel, était déjà impure. Snapchat et Instagram, quand bien même ils modifient certains paramètres, n'ont pas apporté avec eux les coups de marteaux sur des crânes pour une banane Lacoste ou une paire de Nike volée.
A cette époque, pas si lointaine donc, des types se jetaient dans la Seine pour échapper à des barres de fer et d’autres terminaient dans des coffres de voiture en prévision d’une séquestration future. Des adolescents se coursaient avec sabres et ceintures et d’autres avec des battes taguées au nom de leur quartier pour rosser un ennemi dont le visage est familier. Ces collégiens et lycéens du siècle dernier ont un point commun encore plus marqué avec leurs benjamins de cet automne. Quand on leur demandait, ils bégayaient aussi. Pour la plupart, ils ne savaient même pas pourquoi ils partaient risquer leur peau.