Solides, les démocraties ? On l’a cru longtemps, les voyant progresser sans cesse. Après la chute du mur de Berlin, elles semblaient même irrésistibles, à tel point qu’un Francis Fukuyama avait pu diagnostiquer leur triomphe définitif. Et voici que la montée de pouvoirs nationalistes, un peu partout sur la planète, vient ébranler les certitudes. A juste raison : les démocraties sont plus fragiles qu’on ne croit.
La preuve : elles ont déjà succombé. Après 1918, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, la France, toutes nanties d’un Etat de droit et d’une tradition pluraliste, sont tombées successivement sous les coups de partis nationalistes et conquérants.
Pourquoi ? Comment ? C’est l’objet du livre important que publie Jean-Claude Hazera, journaliste économique et historien. Un livre d’histoire raisonnée, vivant et plein d’acuité, qui explique comment sont mortes les démocraties des années 30 et comment, avertis par l’expérience, nous pouvons cette fois prévenir le désastre.
Auteur, avec Renaud de Rochebrune, d’une enquête essentielle sur les patrons français pendant l’Occupation, Jean-Claude Hazera compare cette fois le sort de cinq démocraties des années 30 attaquées par des partis nationalistes, dont quatre ont succombé. Les raisons de la résilience de la cinquième, les Etats-Unis, où la crise économique fut pourtant la plus violente, offrent un contrepoint éclairant à la victoire des fascismes en Europe.
Jean-Claude Hazera se garde de tout anachronisme : Hitler, Mussolini, Franco, Pétain ont instauré des régimes dictatoriaux ou totalitaires. Donald Trump, Recep Tayyip Erdogan, Viktor Orbán et les autres se coulent, au contraire, dans la Constitution de leur pays. Aux Etats-Unis, elle est solide : elle contraint le président à respecter l’Etat de droit. Ailleurs se mettent en place, non des régimes dictatoriaux ou totalitaires, mais des «démocratures», où les libertés publiques ne sont pas anéanties, mais réduites, encadrées, détournées au profit de systèmes mixtes, mi-autoritaires mi-démocratiques, qui tolèrent l’opposition et reposent sur la souveraineté populaire.
Mais, pour le reste, comment n’être pas frappé par les constantes qu’on retrouve au-delà des décennies ? A chaque fois, les démocraties meurent de n’avoir pas su répondre aux défis historiques qui se présentaient à elles, incitant les peuples à se tourner vers des partis plus expéditifs, qui ne lésinent pas sur les moyens, qui s’affranchissent des contraintes apparentes imposées aux gouvernements par les procédures démocratiques respectueuses des droits de l’homme. Quels défis ? L’humiliation nationale, d’abord. Vaincue en 1918, l’Allemagne est humiliée par le traité de Versailles, qui la désigne comme seule coupable de la guerre et lui impose un statut subalterne. Vainqueurs, les Italiens ne retirent de leur lutte aucun bénéfice, contrairement aux promesses des Alliés. Mussolini d’abord, Hitler ensuite chevauchent ce ressentiment pour gagner à leurs thèses brutales des peuples abaissés. Echo lointain mais clair : laissée seule en première ligne face à la crise migratoire, méprisée par les autres pays européens qui voient en elle une «nation Club Med», l’Italie humiliée porte Matteo Salvini au pouvoir.
La crise économique ensuite : incapable de faire face à l’hyperinflation, puis à la récession des années 30, la République de Weimar perd ses soutiens au profit d’un parti nazi qui attire à lui les victimes de la crise. Au contraire, Franklin D. Roosevelt, politicien roublard mais président inspiré, donne aux Américains le sentiment qu’il agit dans le bon sens en employant des solutions nouvelles.
L'angoisse identitaire, enfin. Hitler persuade les Allemands que des élites berlinoises cosmopolites, trop libérales, noyautées par les Juifs, laissent à l'abandon l'identité völkisch, «populaire», qui a fait la grandeur allemande. Donald Trump, quoique leader très différent, qui n'use pas de moyens violents ou illégaux, dénonce néanmoins, avec outrance, les mêmes élites mondialisées de Washington et de la Silicon Valley, exprime les angoisses des hommes blancs face aux minorités et promet la résurrection de la grandeur américaine, comme le font la plupart des courants nationalistes contemporains. Dans nombre de pays, c'est l'immigration qui sert de bouc émissaire à cette angoisse, en ressuscitant la hantise de l'identité menacée, même dans l'Allemagne d'Angela Merkel qu'on pensait toujours vaccinée par la mémoire du désastre nazi. Les droits de l'homme protègent les étrangers ? Les voilà suspects à leur tour.
Tout cela, enfin, ne vient pas en un jour. L’avènement des dictatures a été préparé naguère par la défaite intellectuelle des progressistes face aux idéologues de la race et de la nation. Qui peut nier aujourd’hui que le courant réactionnaire sur la scène intellectuelle, en France par exemple, ne cesse de marquer des points, jusqu’à revendiquer bientôt l’hégémonie ? Mouvement qui se double d’un affaiblissement du sens civique, d’un discrédit de la classe politique démocratique, entachée de corruption et taxée d’inefficacité. Décidément, les mêmes causes produisent des effets similaires, moins violents mais néanmoins inquiétants. Pour les démocrates encore décidés à défendre leur idéal, voilà bien une source de réflexion urgente.