Si j’ai bien compris, trop d’injustice tue l’injustice. On est d’accord pour que le monde social ne soit pas d’une égalité parfaite, mais on vit dans l’idée qu’il s’agit plutôt de limiter cet état de fait que d’ajouter une louche qui fait déborder le vase. En même temps, c’est ce qu’a voulu faire le gouvernement à peine arrivé en réduisant le fardeau qui pesait sur les riches et eux seuls pour éviter qu’ils soient étranglés par l’ISF et aillent déposer leurs milliards au pays du chocolat et des gruyères. Il les a contraints à faire ruisseler leurs richesses sur le peuple avide de boire à la source d’abondance jusqu’à plus soif. Mais ça n’a pas marché. Tout bien analysé, il semble que le gouvernement se soit trompé d’injustice. A regarder plus attentivement, il apparaît que le pays regorge aussi de pauvres qui se multiplient plus rapidement que les riches. En tant que pauvres, normalement, ils n’ont pas à la ramener pour expliquer au gouvernement quoi faire alors qu’ils n’arrivent déjà pas à s’en sortir dans leurs propres comptes. Les payeurs ne sont pas les conseilleurs. Mais trop de silence tue le silence. Quand par extraordinaire ils prennent la parole, ce n’est pas pour la lâcher tout de suite et pas non plus pour murmurer. Quoi qu’en pensent l’un et les autres, Emmanuel Macron et eux ont un point en commun : ils ne font pas dans le tact. Ça casse à tour de bras, dans ces affaires : ça casse le code du travail, ça casse du poulet, ça casse le statut de la SNCF, ça casse des banques et l’Arc de triomphe. Personne n’y va à la petite cuillère.
Maintenant, c’est comme les Anglais avec leur Brexit : tout se passe comme s’il fallait en sortir pour s’en sortir. On nous parle de crise depuis des années, mais une crise n’est pas censée être l’état normal, une crise qui dure n’est plus une crise. On dirait une poussée de crise contre laquelle le docteur Macron n’a pas la bonne potion magique pour sortir. Quand la marmite ne bout plus, c’est la rue qui prend le relais. Le peuple, c’est comme le lait sur le feu : on a beau l’avoir à l’œil, tout à coup ça déborde. C’est une nouvelle version du en même temps, le en même temps pas du tout. Tout le monde est contre le Président, les extrêmes sans compter les autres jusqu’au centre. Il doit regretter le bon temps du clivage gauche-droite. C’est l’automne français avec son slogan qui nous vient d’Arabie : dégage.
En bloquant les carrefours, on montre ce que c’est qu’une société bloquée jusqu’au cou dont on peut regretter plus que s’étonner qu’elle débloque à l’occasion. Les gilets jaunes ne demandaient au départ qu’à aller à leur travail et, d’un simple point de vue capitaliste, il aurait en effet été judicieux de favoriser leur vœu. Et où va-t-on si les émeutes avec voitures brûlées destinées de toute éternité à se produire en banlieue s’attaquent maintenant aux fleurons de la capitale ? A quand la tour Eiffel en feu ? Où va-t-on si on s’en prend même au luxe ? Ils veulent couper la dernière branche sur laquelle la France est assise dans le dernier arbre qui cache la forêt du désastre du commerce extérieur ? Semble-t-il qu’apparaît un seuil de tolérance à l’injustice. Si j’ai bien compris, arrive un moment où, au lieu de dire simplement : «C’est pas juste», on en arrive à exprimer le fond de sa pensée : «C’est plus du jeu, il y a trop de triche.»