Le sociologue Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales ou comment le social explique le sport et inversement.
Lycéens, ambulanciers, mais surtout gilets jaunes : ces mouvements sociaux occupent une part importante du champ médiatique, et de nombreuses personnalités, notamment issues du monde du spectacle, y apportent leur soutien. Il peut alors apparaître surprenant que les sportifs, présentés comme des modèles d’excellence et de réussite, soient totalement absents de ces mouvements de contestation. Dès lors, pourquoi des athlètes ne prennent-ils pas part, de manière plus ou moins directe, à ces vagues de contestation ?
Précarité
En premier lieu, il est essentiel de comprendre que les sportifs de haut niveau pourraient, eux aussi, adopter une démarche contestataire. Malgré la mise en place de nouveaux dispositifs de protection suite au rapport Karaquillo (2015), leur situation n'est pas idyllique, que ce soit dans les sports professionnels (chômage important, fort taux de précarité, contrats courts) que dans les disciplines moins médiatisées, où l'accès à un statut et des revenus stables (condition sine qua non à une pratique entièrement tournée vers la performance) reste toujours compliqué. Insécurité sociale donc et déni de reconnaissance : le terreau pour se solidariser d'un mouvement de contestation est a priori propice.
D'autre part, la suppression des emplois aidés par le gouvernement va directement impacter la vie du sport amateur français – comme le souligne l'économiste du sport Pierre Rondeau. Ce qui d'ailleurs, ne manquera pas d'affaiblir le rôle important et positif du sport comme vecteur de cohésion sociale. Par conséquent, au nom d'un principe de solidarité avec le monde du sport amateur, dont ils sont eux-mêmes issus pour les plus cotés, les athlètes pourraient légitimement défendre ce milieu.
Enfin, il y a la thématique des supporteurs et plus globalement du public consommateur de sport. Les sondages d’opinion indiquent un fort soutien de la population à l’endroit des groupes de contestation. Les sportifs, en affirmant une adhésion à certaines mouvances, pourraient se saisir d’une belle occasion pour redorer leur image et surtout, démonter, en partie, cette vision du sportif hors-sol, à mille lieues des problématiques sociétales.
Joug
Néanmoins, les obstacles sont nombreux à l’échelle du sportif de haut niveau – pour les comprendre, il faut se placer de son point de vue. Si l’on évoque les gilets Jaunes, la complexité à définir clairement les identités politiques des mouvements représente de véritables risques de récupération. Lesquels peuvent nuire à l’image de l’athlète – son passeport pour les contrats publicitaires et autres débouchés marketing – si celui-ci se retrouve embourbé dans une polémique qui le dépasse pour une raison ou une autre.
Ensuite, le monde de l’élite est indissociable des enjeux de pouvoir, ce qui ne favorise guère l’engagement dans certaines luttes sociales. Par exemple, pour ce qui est des sports amateurs, les athlètes sont le joug de leur fédération, elle-même pilotée par le ministère des Sports et donc du gouvernement. Dès lors, toute prise de parole peut s’apparenter à un danger, synonyme de déconsidération. Voire de sanction par les instances.
Enfin, la sociologie du travail sportif nous invite à comprendre plus subtilement encore les raisons d’une forme de désengagement politique chez les athlètes. Les travaux des universitaires Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté montrent comment la précarité renforce des idées de prime abord paradoxales. Autrement dit, beaucoup d’athlètes, pour la contourner, vivent leurs pratiques sous le mode de la vocation. Ce qui les conduit à minimiser la prise en compte des risques et percevoir leur fragilité sociale comme le prix à payer de la consécration.
«Bulle sportive»
Ainsi, cet aspect du travail sportif tend à renforcer l’idée que la précarité n’est pas une chose insurmontable. Et qu’elle peut être maîtrisée et contenue par des résultats et des exploits futurs. Les discours révolutionnaires deviennent alors dangereux, puisque leur mode de pensée – la vocation au-dessus de tout – équivaut à justifier les défauts du système.
La formation de l’athlète y est pour beaucoup. Elle le pousse à vivre dans «la bulle sportive» (théorisée par des psychologues), à savoir dans un espace social uniquement orienté vers la performance. Celui-ci renforce de fait son isolement et modifie sa perception de la réalité sociale. En somme, si les sportifs de haut niveau ne se sont pas exprimés ou n’ont pas manifesté de soutien, cela n’est pas nécessairement dû à l’absence de précarité dans leur milieu. Les raisons tiennent à une socialisation sportive, dans laquelle l’athlète apprend à accepter sa condition, et où toute prise de parole se révèle extrêmement risquée.