«Qui a inventé la moutarde ? Ça n’est pas un bon début pour un roman. […] Qui a eu cette idée grotesque de produire une pâte qui annihile le goût spécifique d’un plat sans avoir elle-même un goût agréable ?»
A l'égal de certaines autres au caractère plus policier (et mettant en scène assassinat, victime et meurtrier), les réponses à ces questions ne sont pas données dans le cours de la Capitale, le nouveau roman traduit de Robert Menasse, né à Vienne en 1954. Ces phrases ne sont au demeurant pas les premières du texte, puisqu'il y a un prologue, seulement les premières du premier chapitre. Et commence-t-on jamais un roman ? «Mais d'un autre côté il ne peut pas y avoir de bon début, parce qu'il n'existe pas de début du tout, bon ou moins bon. Car toute première phrase concevable est déjà une fin - même si cela continue après. Elle se situe à la fin de milliers et de milliers de pages qui n'ont jamais été écrites : l'histoire antérieure.» Peut-on, par exemple, parler de la Commission européenne sans parler d'Auschwitz, qui l'a fait naître à sa manière ? Et comment parler d'Auschwitz aujourd'hui, quand un personnage visite l'ancien camp et doit faire face à d'étranges recommandations : «Ne perdez pas cette carte. En cas de perte, vous n'aurez aucun titre justifiant votre séjour dans le camp.» Les histoires antérieure et postérieure ne sont pas sur le même ton. Un vieux survivant du camp doit vider son appartement parce que son immeuble est détruit. «Biographie : un contour vide sur un papier peint, lequel avait déjà été collé sur une histoire antérieure. […] Il n'y avait plus rien ici, tout avait été évacué, mais ça, ça y était encore, on pouvait le voir : les traînées de crasse derrière la vie bien nettoyée.»La crasse est une héroïne de Robert Menasse.
La Capitale, qui se déroule en grande partie à Bruxelles, se présente comme une satire bienveillante de l'Europe en perpétuelle construction. «Pour tout membre de la Commission désireux de faire avancer un projet, constater que personne ne s'y intéressait était un grand soulagement.» Quant au service Culture et Education, c'est la voie de garage entre toutes. «Et l'on percevait toujours un petit sous-entendu derrière les mots "la Culture" : on aurait dit que des brokers de Wall Street prononçaient le terme "numismatique" : le hobby d'un parent extravagant.»
Un personnage estime «qu'un peu d'ironie suffisait amplement pour être un contemporain critique», mais un autre va exploser vers la fin du roman, s'adressant à «des experts» dont il fait partie : «Vous ne cherchez pas la vérité parce que vous prenez le mainstream pour le degré le plus élevé que puisse atteindre la vérité.» Plus tôt, les énarques haut placés ont été décrits comme «avares de leurs mots et de leurs gestes, ils évitaient d'entretenir l'hyperglycémie de leur âme avec le sucre de l'empathie». Au début, un autrepersonnage (il y en a beaucoup) cherchait les clés pour franchir telle et telle porte utile à sa carrière, les limant longuement jusqu'à ce qu'elles fassent l'affaire. «Mais il arrivait toujours un moment où elle prenait une hache et fracassait la porte. La hache avait fini par devenir son passe-partout.» D'autres fument dans leur bureau au mépris de toute réglementation. «Boucher au sparadrap une alarme déjà morte… si ce n'est pas une métaphore de notre travail !»
Les personnages du roman ont eu et ont une vie en dehors de la Commission. Ils sont soumis malgré eux à une autre hiérarchie. «L'algorithme qui filtre toutes sortes de choses et a également mis en ordre tout ce qui a été annoncé jusqu'ici est bien entendu fou. Mais il est surtout inquiétant : le monde est en confettis, mais l'algorithme nous donne l'impression qu'il s'agit d'une mosaïque.» Ces mots, face aux tombes dévastées d'un cimetière : «Le vandalisme de la nature.» L'assassin du début a des problèmes. «Avoir tué la mauvaise personne le tourmentait.» Et c'est parfois si facile de se débarrasser d'un homme. «Un animal, il fallait l'attirer dans le piège. Un soldat, il suffisait de lui donner l'ordre d'y aller.» A Bruxelles même, c'est différent, «on ne comptait pas le temps en années, mais en kilos», c'est plus léger. «L'Histoire n'est qu'un mouvement de balancier entre pathos et banalité. Et le mortel est projeté tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.» A propos des survivants d'Auschwitz, comment demander «des données statistiques, un nombre, sur des gens dont on a fait des numéros» ? Le futur n'est-il qu'«un prolongement du présent qui serait aussi dénué de frictions que possible» ? Le Vatican, «qui dispose d'un agent dans le moindre trou perdu», est-il le must en matière d'espionnage ? Et les porcs relèvent-ils du burlesque ou du bureaucratique ?