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Chronique «extra-muros»

Le survêt, opium du peuple

Chronique Extra-Murosdossier
Jadis connoté aux jeunes chacals, il est désormais porté par tous. Récit en trois temps.
Photo d'illustration. (Photo Slaven Vlasic. AFP)
publié le 14 janvier 2019 à 19h23

Années 90… Moult garçons des quartiers populaires défilent en survêtement. Partout, tout le temps. Les plus zélés remontent les chaussettes de tennis sur le froc, avec un touchant doigté, comme on effeuille la marguerite pour savoir si elle nous aime un peu, beaucoup, passionnément. Et les plus narcissiques plissent les yeux à la cubaine – avant le déhanché sous rhum dans un bar à Miami – devant le miroir du hall quand ils sortent la panoplie qui sublime la tunique. Casquette, banane, veste en cuir et fines lunettes.

De l’extérieur, des «non-banlieusards», ou ceux qui le sont mais ne se considèrent pas comme tels, voient le survêtement comme le smoking du zonard ou de son stagiaire. De l’intérieur, il fait simplement partie de la culture urbaine. Sous-cotée, mais ancrée car réelle. Lacoste, le fin du fin à l’époque – qui tient alors plus que tout à ne pas associer son image à celle des périphéries – fait des cartons, autant qu’il fabrique des fantasmes.

Il faut des ronds : presque 900 francs pour un survêt uni, décoré de deux petits crocodiles. Un sur la jambe, un sur le torse. Ceux qui doivent se contenter de marques standards bougonnent dans les halls à grands coups de double discours : payer un cinquième du smic pour du tissu relève du blasphème. Et la nuit, sous les draps, ils font systématiquement le même rêve : ils enlacent un crocodile dans un marécage, avant de s’envoler avec lui en voyage de noces.

Il y a les courageux aussi qui se pointent ici et là avec du Lacoste de contrefaçon, parfois imité aux petits oignons. Mais les quartiers ont toujours un ou deux experts de la sape qui excommunient sans pitié. La queue n’est pas dans le bon sens, il manque une molaire au crocodile, le regard de l’animal est trop vaseux : ces gars-là, huissiers de la mode, ont ruiné des destins.

Années 2000… La mode du jean délavé, et ce que celui-ci implique comme changements dans une garde-robe, débarque dans beaucoup de quartiers populaires. Des types sapés du matin au soir en jogging Sergio Tacchini jaune crient très fort au complot, puis à l'épidémie. Très vite, ces derniers se font traiter de péquenots parce qu'ils persistent trop dans leur attachement au XXsiècle.

Des hommes de paix tentent de trouver le juste milieu : ils remontent les chaussettes sur des jeans fashions à trous – ça n’a pas duré, cette affaire était évidemment perdue d’avance. Des hommes d’affaires des grandes et petites tours de béton sentent le filon. Par conteneur, ils ramènent, de continents lointains, des faux frocs (G-Star, Diesel…) qui font si vrais pour satisfaire la clientèle la moins fortunée. Le monde change : à ce moment précis, on ne peut plus draguer sereinement à la sortie d’un Häagen-Dazs en jogging.

Les caves, les armoires, les chambres se remplissent peu à peu de survêtements à la retraite. On donne par sacs entiers à des cousins avec un fond de condescendance : là où ils habitent, la mode n’est même pas un sujet. Bon gré, mal gré, ils aimeront ce qu’on leur donne.

Les culs sont désormais de plus en plus moulés, dans des vêtements qui coûtent chaque jour que Dieu fait, un peu plus cher. Le survêtement, lui, devient une madeleine de Proust. On parle de lui au passé simple, parfois au subjonctif imparfait les soirs de détresse et de doute. Dans des cités, les plus nostalgiques sont à deux doigts de peindre des survêts Ellesse ou Lotto sur les murs des immeubles. Et de les transformer en grotte de Lascaux.

Aujourd'hui… Le survêtement, jadis connoté aux jeunes chacals, est désormais porté par tous. Même par les descendants de ceux qui le dénigraient. Dans le bus RATP, il arrive que le gamin qui monte à Nanterre soit vêtu exactement comme celui qui grimpe à Neuilly-sur-Seine. Avec même une touche gourmande : le second emprunte parfois l'argot et les mimiques du premier – le survêtement grignote les frontières. Les boutiques, qui ressortent des sapes d'antan, vendent ça au prix d'une nuit d'hôtel avec vue sur lionceaux et flamands roses.

Des gars de quartiers populaires échafaudent des plans de desperado : serait-ce si désobligeant s’il appelait son cousin, tout là-bas, pour lui demander s’il a gardé le survêtement Kappa envoyé dans un sac Tati en 2001 ? Oui ? Non ?

Des anciens, certes rassurés par le retour à certaines valeurs vestimentaires, apportent un bémol à l’euphorie : certaines tuniques, notamment celles des clubs de football, se portent trop serrées. Les nuits de grand bavardage, ils comparent ça à des leggings et jurent donc que la restauration est loin d’être finie. Il n’empêche : des trombines issues des périphéries les plus bétonnées de France sont désormais sollicitées par les marques. Pour associer leur image, pour partager leur vision de la mode. Parce que c’est réel : les quartiers populaires ont toujours eu des pans entiers de culture à exporter.