La naissance de l’artiste, au sens de révélation de sa vocation, est un argument narratif de bien des œuvres. Dans Après la guerre, le troisième et dernier volume de Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB, on voit la naissance de Jacques Tardi au sens propre. Le père raconte encore sa vie au fils, vie qui a changé puisque la guerre est terminée même si René va se rengager et que la famille passera du temps en Allemagne. On voit toujours, dans un anachronisme fondateur, Jacques Tardi enfant écouter les récits de son père et le questionner en se mêlant visuellement au récit. Et puis vient le vendredi 30 août 1946 où Tardi enfant assiste à la naissance de Tardi bébé. Quant à la naissance de la vocation lorsque le bébé est devenu enfant, elle est abordée de biais à de multiples reprises. «De retour, mon vieux me montrait comment dessiner une locomotive à vapeur.» Ce phylactère orne un croquis détaillé qui évoque la précision propre à Jacques Tardi. Ecolier en Allemagne, l’enfant ne se fait pas d’amis parmi ses condisciples. Il est solitaire. Mais quand même : «Quand je ne dessine pas, je descends jouer avec les autres.» Plus tard, il joue beaucoup à divers jeux. Mais quand il ne joue pas : «Je dessine ! Je copie les chats du calendrier des PTT dans leur panier d’osier au milieu de pelotes de laine… ou bien j’essaie de recopier les images des livres qui ont appartenu à mon père, comme le Sapeur Camember de Christophe…» Zig et Puce, Bibi Fricotin, les Pieds nickelés, le capitaine Haddock et «les illustrés» ont soudain leur place dans ce dernier volume des souvenirs d’un prisonnier de guerre. Petit, Jacques Tardi est à sa manière un enfant sage même si ses professeurs tâchent de le détourner de sa vocation : où qu’on l’emmène, il dessine dans son coin. «J’emmerde personne et je suis bien content !»
Si le début de ce dernier volume est fidèle au principe de biographie documentaire de la série, le contexte historique des événements que vit son père étant systématiquement restitué à plus ou moins gros trait, l'album ressemble ensuite à de l'autobiographie pure. La mère de Tardi ne cessa de souffrir des séquelles de cet accouchement difficile ni de le lui reprocher. «Maman nous empoisonnait la vie avec son ventre et ses douleurs dont j'étais la cause !» devient un gimmick au même titre que la prononciation du personnage Boy (comme «du bois») ou la nécessité de ne confondre ni pistolet et revolver, ni tank et char. Tardi évoque ses grands-parents, ce grand-père qui a fait la guerre de 14 où il avait peur que ses mains écorchées finissent par lui flanquer la gangrène et qu'il lava «dans un trou d'obus plein d'une eau croupie bien dégueulasse». Le futur dessinateur alors âgé de 7 ans n'a jamais osé demander à son aïeul s'il avait «tué des Boches». «Aurait-il répondu ? Je ne saurai jamais. Il ne parlait pas de sa guerre. C'est Lili qui semblait l'avoir faite, la Guerre des Tranchées.» C'était la guerre des tranchées est un des albums de Tardi et Lili sa grand-mère. «Quant à moi, écrit et dessine aujourd'hui Tardi de ce gamin de 7 ans, pendant un certain temps, toutes les nuits, dans mon sommeil, je cherchais de l'eau pour me laver les mains.»
Jacques Tardi