Chaque semaine, Libé raconte les périphéries urbaines. Aujourd’hui, on brosse le rapport des garçons coquets des quartiers populaires aux salons de coiffure.
Mercredi, Jean-Louis David est décédé à 85 ans et pour moult garçons coquets des quartiers populaires, ses salons tout en lumière resteront la voisine au joli minois avec laquelle ils n’auront même pas envisagé ne serait-ce que le début d’un fantasme. Leur cœur est empli d’un amour increvable, obèse et éternel pour l’autre coiffeur, celui qui produit des miracles sous des néons borgnes, avec des tondeuses tranchantes, du shampoing couleur Oasis Tropical et de l’eau de Cologne à bulles. Pour 8 balles, là où JLD applique des tarifs de PV.
Années 90 , tête de kiwi
Ado, le coquet du quartier est initié par ses parents ouvriers au coiffeur à 30 ou 40 francs. Un salon au pied des tours où cinq bonshommes venus du sud-sud-sud (Agadir, Hassi Messaoud, Médenine) déroulent, ciseaux à la main, des théories sur le Viagra, Che Guevara, la Renault 21 Nevada, les coquelicots, les missiles sol-sol de Saddam Hussein…
Il y a les quatre virtuoses capables de sublimer en vingt minutes une salade de cheveux fils de fer, dans laquelle une main peut rester coincée trois jours si elle s'y aventure trop longtemps.
Tchac, tchac, tchac ; tchac tchac, tchac. En finesse.
Et il y a le fou furieux myope qui, quelle que soit la demande, fabrique la même coupe : un dégradé des soldats du IIIe Reich, avec des traces de morsure dans le cou et derrière les oreilles – sa tondeuse a rebondi mille fois sur la peau. Qui propose de faire la barbe à des gamins imberbes et porte un pantalon vert tortue taille 52 alors qu’il en fait trente de moins. Quand il dégaine le miroir pour montrer le résultat au coquet, ce dernier ressent une forte pression dans son thorax et sa vessie.
Pendant dix jours, il aura une tête de kiwi, ses potes l'appeleront «Heinz» et sa maman, choquée, regardera des photos de lui à la maternelle pour chasser les doutes – a-t-elle mis au monde un être humain ou un fruit ? Désormais, à chaque fois qu'il franchit la porte du coiffeur sud-sud-sud, il promet à Dieu de nourrir 23 orphelinats en échange d'esquiver la Tortue. Il ne sait pas encore dire «non, j'attends l'autre coiffeur». Trop timide.
Années 2000, sabot 1 à la tondeuse
De jeunes intrépides du quartier font des teintures couleur henné et se laissent pousser les cheveux jusqu’à la nuque. Les gars se matent dans leurs rétroviseurs en se mordillant les lèvres tartinées au Labello. Les David Hasselhoff des HLM – dans cette version, K2000 est une Clio 1 bleu nuit avec des packs de lait fermenté dans le coffre. Le coquet, lui, traîne du côté des Champs-Elysées à Paris, où il regarde des sirènes défiler la gueule ouverte.
Son cerveau est bousillé : semaine après semaine, il croit dur comme fer que l'une d'elles le remarquera, lui prendra la main et lui dira «viens chez moi, dans la mer chaude». Un samedi par mois, il fignole son dégradé (sabot 1 à la tondeuse) au salon des 4+1 pour mettre toutes les chances de son côté. Dès que Tortue lui fait signe de prendre place sur son fauteuil, il regarde ses voisins et dit «vas-y, vas-y» tout haut, avec une voix au miel tout doux. Parfois, tous les clients assis répondent en choeur «non, vas-y, tranquille, vas-y, vas-y».
Silence.
Tous les index se pointent alors en même temps vers l'un des quatre virtuoses. Tortue a la carapace solide. Il fait un signe avec la paume et s'asseoit, jambes croisées, dans un coin. Il tourne paisiblement les pages d'un Paris Match de mars 1987.
De nos jours, sundae caramel
Même avec un salaire qui le place aux portes de la bourgeoisie, le coquet retourne chez les 4+1. Tortue n'est plus là, mais il a été remplacé par un autre reptile qui brouille magistralement les pistes. Celui-ci porte le même jean délavé et le même tee-shirt moulant à mort, qui ferait des bourrelets même à un squelette, que les virtuoses. Des gamins déboulent dans le salon et sortent le téléphone de leurs fouilles : «Fais-moi cette coupe, mon ami» – des oeuvres qui se rapprochent de prime abord du Sundae Caramel.
Les Quatre Fantastiques s’adaptent à tout. Et le remplaçant de Tortue se contente des boules à zéro et de changer toutes les heures les chaînes du décodeur pirate.
Le coquet est désormais un client VIP, à qui on offre ristretto et Granola. Qui fait désormais ses petits caprices. «Tu peux repasser sur mes pattes Tonton, j'ai l'impression d'être un teckel-là» ou «Tu peux tailler un peu plus, j'ai l'impression d'être un Savane Brossard».
Il refuse le gel gris poliment, celui qui résiste à l'eau bouillante, à l'uranium et qui repousse les grêlons. Il donne sa bénédiction au virtuose quand il dit «deux minutes, je reviens de suite» en mimant un Twix. En réalité, l'artiste s'absente une demi-heure : il part déjeuner, appeler sa mère au pays et regarder des photos de chambre à coucher sur Facebook.
Au vrai, le coquet a largement les ronds pour se faire un kif à Jean-Louis David et voir comment on y dorlote les tignasses. Mais là-bas, il n'aurait pas dégoté le meilleur plan Airbnb à Jerba, discuté deux heures du sort d'Abdelaziz Bouteflika et joué à élire le meilleur ministre de l'Intérieur de la Ve République.