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Chronique «Economiques»

Des effets de l’impôt sur la recherche

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Si le moteur de la croissance est l’innovation, quel est l’impact de la fiscalité sur l’innovation ? Une question qui devrait se poser à l’échelle de l’Union européenne.
publié le 15 avril 2019 à 18h26

Balzac, dans les Illusions perdues, évoque un pharmacien d'Angoulême cherchant à découvrir un remède contre la goutte. Pourquoi la goutte ? C'est que «la goutte est la maladie des riches, et comme les riches paient cher la santé quand ils en sont privés, il avait choisi ce problème à résoudre parmi tous ceux qui s'étaient offerts à ses méditations». Cette recherche du profit n'est toutefois pas la seule motivation des inventeurs. Ainsi, dans les années 20, Banting, Best et Collip, découvreurs de l'insuline, offrirent leur brevet à l'université de Toronto, dans le but de faire bénéficier le plus grand nombre possible de patients diabétiques des bienfaits de leur invention. La renommée académique, consacrée par l'attribution du prix Nobel de médecine, et la reconnaissance sociale allaient de pair avec une forte motivation intrinsèque à concourir au bien-être de l'humanité, hors de toute intention lucrative.

Ces nobles finalités peuvent toutefois coexister avec des objectifs pécuniaires, tant pour les chercheurs eux-mêmes que pour les structures qui financent leurs efforts de recherche, notamment lorsque ces structures sont des entreprises privées à but lucratif. Or les profits retirés d’une invention couronnée de succès sont affectés par les taxes, que celles-ci s’appliquent aux revenus des individus ou aux profits des entreprises. Quand on sait que, pour des économies développées s’appuyant sur les technologies les plus avancées, le moteur de la croissance est bien l’innovation, qui seule permet de faire autant ou mieux avec moins de ressources, il est important de connaître le mieux possible l’impact de la fiscalité sur l’innovation. Or cette connaissance est très imparfaite et repose plus souvent sur des anecdotes que sur des analyses statistiques solides.

De telles analyses nécessitent de disposer de données, portant sur un grand nombre d'années car l'innovation s'inscrit dans un temps parfois long, permettant de confronter les variations de la fiscalité et des mesures d'innovation, comme le nombre de brevets déposés et la fréquence de leurs citations. C'est à cette tâche que se sont attelés Stefanie Stantcheva et trois autres chercheurs : en collectant ces données, à un niveau très détaillé, pour les Etats-Unis sur l'ensemble du XXe siècle, ils obtiennent des résultats passionnants.

Un article récent présente ces résultats, qui démontrent un effet important des taxes sur l’innovation. Ces effets sont présents au niveau macroéconomique : ainsi, une augmentation de 1 % du taux médian ou maximum de l’impôt sur le revenu dans un Etat entraîne une baisse de 4 % du nombre de brevets, de citations, ou d’inventeurs localisés dans cet Etat. L’impôt sur les sociétés affecte aussi négativement le nombre de brevets déposés par les entreprises privées. Mais l’analyse macro-économique doit être complétée par une étude plus fine : en effet, la fiscalité pourrait jouer davantage sur la localisation de la recherche entre les différents Etats que sur son volume total. Hélas, la fiscalité affecte aussi l’effort de recherche des inventeurs eux-mêmes : une augmentation de 1 % de l’impôt sur le revenu conduirait, selon les auteurs, à une baisse de 0,6 % de la probabilité de déposer un brevet dans les trois ans, et à une baisse du nombre de citations de ces brevets, révélant une moindre qualité de l’innovation. Ces effets sont particulièrement forts pour les chercheurs employés par des entreprises privées, mais sont toutefois moindres lorsque l’activité de recherche et développement s’inscrit dans un territoire dense en firmes innovantes : cet effet d’agglomération permet d’expliquer pourquoi la Silicon Valley reste le théâtre de nombreuses inventions, alors même que le niveau des taxes est plus élevé en Californie que dans d’autres Etats américains.

De tels travaux mériteraient d’être conduits dans d’autres pays ou régions du monde : beaucoup d’inventions sont globales et peuvent bénéficier à des populations vivant dans d’autres pays ; la recherche, tant fondamentale qu’appliquée, s’appuie sur des individus souvent très mobiles, prêts à déménager à l’autre bout du monde pour bénéficier d’un bon environnement scientifique ou de revenus plus confortables ; et cette mobilité est également la règle pour les grandes entreprises multinationales, qui peuvent choisir de localiser leurs centres de recherche et développement dans tel ou tel pays.

Ce que pointent ces résultats, c’est aussi la nécessité de mieux coordonner les politiques fiscales : aux nombreux effets néfastes déjà identifiés de la concurrence fiscale à laquelle se livrent les pays européens, on peut désormais ajouter l’effet délétère sur l’innovation, et donc sur la croissance, en Europe.

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.