Après avoir imposé la rigueur budgétaire à quasiment toute l'Europe, l'Allemagne s'interroge. Pas toute l'Allemagne, mais un nombre suffisant d'économistes et responsables divers pour qu'on puisse considérer que la question fait maintenant l'objet d'un débat public. La mesure en cause est le (ou plutôt la) Schuldenbremse, ce «frein à la dette» introduit dans la Constitution en 2009. Le contexte de l'époque était celui d'une augmentation conséquente de la dette publique en raison de la crise de 2008 : la récession et les dépenses publiques destinées à la combattre. Le déficit budgétaire «structurel» fédéral maximal autorisé était fixé à 0,35 % du PIB et les budgets des Länder devaient être équilibrés à partir de 2020. Dans les faits, la politique de Schwarze Null a fait que le budget fédéral a été équilibré voire en excédent à partir de 2012 et que les Länder se sont dans l'ensemble efforcés de respecter la règle avant même la date limite. Bref, la politique budgétaire, tant au niveau fédéral qu'au niveau régional, a été placée sous le signe de la rigueur pour ne pas dire plus.
Mais des conséquences et problèmes divers associés à la Schuldenbremse ont suscité des réserves, y compris du côté patronal. En un sens, l'objectif officiel a été atteint, le ratio de l'endettement public est tombé en dessous des 60 % maastrichtiens. Mais la crainte est maintenant d'en avoir trop fait, au point que l'application de la Schuldenbremse aurait des conséquences dommageables.
L’inquiétude vient des effets de la rigueur budgétaire, non seulement gravée dans le marbre constitutionnel mais en plus appliquée avec zèle, sur l’investissement à la fois public et privé. Le premier était à la hauteur de 3 % du PIB au début des années 90. Tombé à 2 % au cours des années 2000, il peine à s’élever significativement au-dessus de ce chiffre depuis.
Certains économistes allemands reprennent un argument déjà évoqué pour d’autres pays mais particulièrement pertinent dans le cas allemand : pourquoi restreindre l’investissement public au nom d’une soi-disant saine gestion des finances publiques alors le coût de l’endettement est tombé à zéro ? Ce n’est pas comme si les insuffisances dans ce domaine n’étaient pas devenues préoccupantes : réseaux ferrés, ponts, routes, écoles… Les problèmes liés aux infrastructures ou aux organisations publiques font partie des sujets de conversation quotidiens des Allemands. Un plan d’investissement de l’ordre de 20 milliards d’euros à l’horizon 2022 est certes prévu, mais il ne sera pas à la hauteur du problème.
Le manque d’investissement public a aussi des conséquences sur l’investissement privé, qui est particulièrement peu dynamique ces dernières années. La faiblesse en matière d’infrastructures ne contribue pas à l’attractivité de l’Allemagne. L’autre caractéristique de l’économie allemande contemporaine, l’énorme excédent de balance courante, est d’ailleurs lié à la faiblesse de l’investissement. Les surplus ne sont pas réinvestis et ne contribuent pas à moderniser les équipements. Et encore moins à faire une éventuelle transition énergétique. Le respect de l’orthodoxie budgétaire se fait peut-être aux dépens de l’avenir du modèle productif allemand.
Dans ces conditions, une partie des économistes plaiderait bien pour l'abandon de la Schuldenbremse, mais c'est quasiment impossible étant donné qu'elle est inscrite dans la Constitution. Les solutions envisagées se bornent donc souvent à essayer de la contourner. On voit bien avec ce cas les dangers de la constitutionnalisation de la politique économique.
Une possibilité serait d’enlever certaines dépenses publiques du budget ordinaire pour les inscrire dans un budget spécifique dédié à l’investissement. Le raisonnement tenu se veut des plus orthodoxes : s’il n’y a aucune raison de s’endetter pour les dépenses courantes de l’Etat, on pourrait en revanche le faire pour des dépenses d’investissement. C’est une idée qui ressort régulièrement pour contourner les contraintes budgétaires européennes. Son manque de succès jusqu’ici révèle probablement son véritable potentiel.
Bien sûr, une autre solution serait d’augmenter à la fois les dépenses publiques et les recettes afin de pouvoir investir sans s’endetter. Cela irait à l’encontre du mouvement général suivi non seulement en Allemagne mais aussi ailleurs, celui de la baisse des impôts pour les firmes et les hauts revenus en particulier. Mais ça, c’est une autre histoire.
Cette chronique est assurée en alternance par Ioana Marinescu, Anne Laure Delatte, Pierre-Yves Geoffard et Bruno Amable.