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Libération
Chronique «Extra-muros»

Paraboles, lasagnes et fantasme

Chronique Extra-Murosdossier
A l'heure de la Coupe d'Afrique des nations, éloge des grandes assiettes qui reliaient autrefois les exilés à leur contrée d'origine.
Façade d'immeuble le 17 janvier 2008 à Vaulx-en-Velin, près de Lyon. (FRED DUFOUR/Photo Fred Dufour. AFP)
publié le 25 juin 2019 à 11h29

Jusqu’au début du siècle, moult fenêtres de quartiers populaires fonctionnaient en étroit binôme avec les paraboles, grandes assiettes qui donnaient aux HLM des allures de labos. Avant les décodeurs autonomes, le streaming, la fibre optique, elles ont été incontournables pour garder un lien avec son terroir d’origine, là-bas, dans le sud-sud baptisé Afrique.

Petit pan d’épopée de ces antennes, jadis entremetteuses entre d’un côté des exilés et leurs progénitures, et de l’autre leur contrée d’origine.

Fin du XXe.

Le banlieusard au duvet mesquin, fine touffe de poils sur le haut des joues et sur le bas de la gorge, toise le vide. Moment d’impuissance: l’antenne parabolique devient zinzin en pleine Coupe d’Afrique des nations – laquelle émoustille tous les quartiers populaires cosmopolites. A ce moment précis, 22 joueurs, 11 Tunisiens et 11 Nigérians, devraient s’échauffer avant les hymnes et la grande joute.

Au lieu de cela, deux vieilles femmes font des roulades sur un parquet marron bison, avec, en arrière-plan, lasagnes, endives et gouda sur une table basse. A chaque coup, la télécommande renvoie vers des chaînes d’Océanie et d’Asie orientale, à mille galaxies du Maghreb.

Le père, tunisien des forêts, sort sa tête par la fenêtre à la verticale comme si celle-ci accouchait de lui. Avec un tournevis tout de typhus contaminé, il trifouille on ne sait quoi.

Cloc, cloc, cloc.

Au bout de cinq minutes, il tire un morceau de papier toilette de sa poche pour s’éponger le front. Puis trifouille encore et encore en secouant l’antenne et en répétant la même question à intervalles réguliers.

«Et là ? Tu vois des Tunisiens ?»

Cloc, cloc, cloc.

Le cinquantième «non» le fait craquer. Il se met à rouer l'assiette de petites droites. Le tournevis est calé sur son oreille, le blasphème collé à sa langue. Boucan d'enfer : ses mains font la taille d'un volet.

Une fois, le Vieux fessa l’un de ses gamins après une vacherie à l’école. En déposant sa pogne sur le cul, sans claquer, simplement pour le geste. Néanmoins, les séquelles furent telles que le garçon mit quatre jours à pouvoir se tenir de nouveau debout. Le temps de la convalescence, il se déplaça à quatre pattes comme un ourson.

Dans la folie, le papier toilette a échappé des mains du père, ce mutant. Et chuté tout doucement dans le vide. Tout doucement.

Le banlieusard au duvet mesquin se fait raconter des matches de la CAN tard le soir, dans les halls d'immeuble en attendant de retrouver son indépendance, soit la résurrection de sa parabole. Rituel : son pote aux cheveux laineux du 3e de l'immeuble d'en face lui donne le score par la fenêtre et descend lui conter les actions avec une précision de couturier de luxe – il mime même les touches, en imitant le commentateur dans un arabe pur.

Une fois, la police poussera la porte du bâtiment pour interrompre le debriefing. Le contrôle d’identité capotera quand les inspecteurs verront la dégaine du garçon aux affreux poils : haut pyjama bleu nuit flanqué du portrait d’Eddy Mitchell, bermuda serré au niveau du bassin et large en bas, tongs aux semelles roses. Demi-tour en pas chassés : ils pensaient faire suer une graine de voyous, ils sont tombés sur un écureuil déguisé en déséquilibré.

Le petit quartier ouvrier est définitivement tout chose : plus la CAN avance, plus chaque match est une fiesta où chacun célèbre sa contrée d'origine ou bien celle dont il s'est amouraché. Bien sûr, il arrive que des mauvais perdants explosent et partent sur des terrains bâtards : «Vous avez un PIB inférieur que le nôtre. Point barre. Vous avez le foot, on a l'argent et les vivres.»

De son côté, le Vieux a juré sur tous les livres saints qu’il réparerait la parabole seul. Chaque jour, il tente une opération avec le même tournevis malade et chaque jour, les chaînes s’enfoncent plus loin dans l’océan Pacifique. La Tunisie en mauvaise posture dans la compétition, celui-ci a perdu la raison.

Désormais, il supporte le Togo à plein temps et souille de temps à autre l'œuvre de valeureux philosophes, debout dans la cuisine, la silhouette enfumée par la clope : «Comme a dit Sénèque, les Arabes sont nés pour perdre.»

La finale passée, les intempéries se sont chargées de remettre la parabole à l'endroit – la vie est une chienne taquine. Le Vieux s'attribuera tout de même le mérite : «Dieu aime ceux qui ne lâchent rien, alors il m'a envoyé pluie et vent.»

Sauf qu’il lâcha quand même du papier toilette…

Le football terminé, la chaîne du pays a repris sa routine. Des feuilletons, où le héros (atteint de sclérose en plaques) part à la recherche de sa mère (aveugle atteinte de diabète et de typhus) disparue dans le désert, sont ainsi entrecoupés de :

— Chansons classiques et magiques ;

— bulletins d’information où l’autocrate signe des décrets, répare une fusée, prépare un fraisier, construit une école, écrit un livre sur la démocratie et cimente une route (tout ça en une matinée).

Les années passant, le progrès – Internet – rendra obsolète les grandes assiettes, quoique certaines résistent encore aux fenêtres. Il précipitera aussi des confessions a posteriori. L’ami aux cheveux laineux avouera une nuit de mélancolie avoir tout inventé. Sa parabole n’a jamais réellement fonctionné.

Elle était accrochée comme ça, ses parents trop flemmards pour la décrocher. Il a tout imaginé à partir des retransmissions radio. Et puis, il n’a jamais parlé arabe, c’était pour impressionner. Au vrai, il recopiait phonétiquement sur un bout de papier les phrases du commentateur, qu’il faisait traduire par sa mère. Il avait tout fantasmé. Mais ce fut délicieux quand même.

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