Il y a une vingtaine d’années…
Avec sa bande, le petit gars du quartier cavalait dans les couloirs du métro de la grande gare Saint-Lazare, l’une de celles qui relient Paris à ses petites sœurs de la périphérie. Sprint à une main : une pogne était calée sur le ceinturon pour empêcher le froc trop large de tomber jusqu’à la raie. La banane Lacoste à la taille se balançait de haut en bas – ces moments-là, elle aurait eu besoin d’un soutif.
Sprint sans le cerveau : certains jours, le train était parti depuis deux ou trois minutes mais l’équipe courait quand même. Peut-être que le tchou-tchou aux sièges orange avait du retard ou qu’un balafré, calumet au bec, retenait les portes du dernier wagon.
A l’arrivée, les dégaines d’adolescents étaient à l’agonie. Le gel avait fondu sur le crâne (le réchauffement capillaire), le caleçon s’était enfoncé profond (le coquin) et le Brut (le déodorant dont la bouteille peut servir de lampe torche, voire de gazoduc) continuait de résister farouchement à la sueur.
L’équipe se tâtait les poches au cas où quelque chose serait tombé durant la course folle. Une clé de cadenas, un bifton, un stylo-plume, un gri-gri beige rédigé en arabo-latino-amazigho-occitan et censé neutraliser le mauvais œil.
Parfois, sur le quai, une bande croisait une autre bande de la même ville. Câlins et accolades serties de bénédictions. Les yeux brillaient, les dents scintillaient, on aurait cru un générique d'Amour, Gloire et Beauté. Qui penserait que ces deux équipes se disent à peine bonjour dans leur terroir ? Un geste du menton et encore. Paris est magique, il réconcilie.
Et parfois, le petit gars et ses complices tombaient sur des filles après avoir foiré le train. Chacun ses stratégies. Les gagnantes, les perdantes. Les plus téméraires parlaient avec leurs cœurs. Ce qui donna des répliques ciselées :
— Tu vas au Val d’Argenteuil, nan ? (Le garçon)
— Nan (la fille)
Ou :
— T’es du 78, toi ? Tu serais pas la sœur d’Ambroise ?
— Nan…
— Comment ça nan ?
La nuit, le frisson allongeait les foulées. Foirer le dernier train compressait la vessie. Même la transpiration était effrayée et se mettait à dégager une odeur de Babybel. Cela signifiait d’errer à Paris jusqu’à l’aube et surtout, se frotter aux parents au petit matin. Il y a bien des guides pour esquiver un ours en tête-à-tête. Mais aucun n’a été pensé pour affronter le père ouvrier aux avant-bras couleur pain d’épice et aux épaules Himalaya.
Tu fais le mort ? Il te ressuscite pour te retuer. Tu te jettes à la flotte ? Il boit le cours d’eau après avoir plongé dedans en chaussures de ville sans lacets. Tu montes aux arbres ? Il menace toute la forêt jusqu’à ce que les branches te livrent enroulé dans une fougère, une pomme de pin entre les dents.
La bande débarquait des grands et petits ensembles, avec ou sans titre de transport. Avec ou sans but, avec ou sans ronds. Juste pour une respiration et pour le Graal : le fou rire et les vannes crapuleuses inspirées par les aventures loin de son terroir.
Des mères et des pères connaissaient la gare Saint-Lazare pierre par pierre puisque certains d’entre eux ont construit, embelli et nettoyé Paris. Il arrivait qu’ils en parlent comme d’un village – la nostalgie ?
— T’étais où ? (les parents)
— Juste à Saint-Lazare (le fils)
— Mais où exactement à Saint-Lazare (avec le «r» roulé du sud-sud, comme si ce saint chrétien travaillait à mi-temps chez les musulmans) ?
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Il y a quelques jours…
Le petit gars, une vingtaine d’années de plus, est arrivé à Saint-Lazare et vu les nouveaux portillons qui donnent sur les quais. Les trains n’ont toujours pas d’ailes, mais la gare a des allures d’aéroport. La RATP dit qu’ils sont le moyen idoine de lutter contre la fraude. Le petit gars pense que si cela avait existé à son époque, il n’y aurait jamais eu de sprint. Ni tout le reste.