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Libération
chronique «économiques»

Au-delà du capitalisme

L’époque «Tina» («there is no alternative») des années Thatcher serait-elle enfin révolue ? Deux ouvrages récents et sérieux ouvrent enfin d’autres pistes…
publié le 30 septembre 2019 à 19h36

Les interrogations sur l’avenir (sombre) du capitalisme resurgissent à mesure que ses caractéristiques les plus dérangeantes se manifestent bruyamment. Il est plus aisé de «vendre» le capitalisme lorsqu’il semble tenir une promesse, jamais vraiment faite par ailleurs, d’augmentation du niveau de vie pour tous que lorsqu’il délivre, dans un contexte d’instabilité financière et de destruction de l’environnement, une croissance quasi nulle qui, en plus, ne profite qu’à quelques privilégiés.

C'en est au point que le journal officiel du mode de production dominant, le Financial Times, appelle à un «reset» du système capitaliste afin qu'il devienne plus «inclusif» et qu'il donne «du sens» à la recherche de profits. Mais ces interrogations ne dépassent pas le stade de la pseudo-confrontation entre le mauvais capitalisme rentier et le bon capitalisme innovant, laquelle n'est pas sans rappeler un célèbre sketch sur les chasseurs.

Deux ouvrages récents, écrits par des spécialistes des inégalités, ont heureusement plus d'ambition : Capitalism, Alone de Branko Milanovic (1), et Capital et idéologie de Thomas Piketty (2). Le premier, constatant que le capitalisme est l'unique système économique disponible sur la planète, imagine deux types de configurations possibles impliquant non pas tant une redistribution des revenus qu'une redistribution du capital : un capitalisme populaire où chacun tirerait un revenu en proportions égales du capital et du travail, et sa version égalitaire où chacun disposerait en plus des mêmes quantités de capital. Faute de pouvoir se débarrasser du capitalisme, faisons en sorte que tout le monde devienne capitaliste.

Les propositions de Branko Milanovic ont pour objectif de limiter la montée, inéluctable sinon, des inégalités ; mais il est conscient qu’elles ne conduiront pas à un changement des rapports sociaux ni ne démocratiseront la relation de travail ou feront disparaître l’aliénation. On pourrait même dire qu’à la contradiction du capitalisme contemporain qui, comme le dit Colin Crouch, exige un individu à la fois consommateur confiant et travailleur précaire, s’ajouterait une contradiction supplémentaire où le capitaliste exploitateur serait aussi un travailleur exploité. Par ailleurs, rester dans le capitalisme implique d’accepter sa logique même, qui pousse à la concentration du capital et donc du pouvoir.

Le rapport à la propriété est au centre des analyses de Thomas Piketty, qui prolonge les propositions sur la taxation progressive et la redistribution faites dans son ouvrage précédent, le Capital au XXIe siècle. Le cœur du système est constitué par une taxation très progressive du capital dont les recettes permettraient de doter chaque jeune adulte d'un patrimoine. Tous (petits) capitalistes là aussi, mais d'autres éléments accompagnent cette proposition centrale : la moitié des sièges au conseil d'administration des firmes réservée aux salariés, un revenu de base intégré dans un système de protection sociale maintenu, un accès facilité pour tous à un enseignement démocratisé, etc.

En fait, plus que le «socialisme participatif» revendiqué par l'auteur, c'est un modèle de capitalisme social-démocrate analogue à celui qui a pu exister en Europe jusqu'aux bouleversements néolibéraux qui est esquissé. Cela n'a peut-être «plus grand-chose à voir avec le capitalisme privé tel qu'on le connaît actuellement», mais comme on le sait (quand on a lu les bons auteurs) le capitalisme a fait preuve au XXe siècle d'une certaine diversité. Il manque d'ailleurs au «socialisme participatif» une analyse des relations entre les institutions correspondantes, qui devraient idéalement assurer la cohérence d'ensemble du système.

L’ouvrage livre aussi une analyse politique qui est à la fois un constat de la rupture du bloc social qui soutenait les modèles de type social-démocrate et une tentative d’imaginer quel bloc social alternatif, au-delà des frontières nationales, pourrait appuyer les transformations envisagées. Ce qui ressort de l’ouvrage ressemble beaucoup à une version actualisée et transfrontalière de l’ancien bloc de gauche, rassemblant classes populaires et classes moyennes.

Wolfgang Streeck a écrit que le capitalisme se désintègre sous nos yeux mais que, faute de disponibilité immédiate d’un système alternatif, nous sommes, pour un certain temps, condamnés à vivre dans un système zombie. L’ouvrage de Thomas Piketty n’amènera pas le capitalisme jusqu’au cimetière, mais au moins lui indique-t-il la direction.

(1) Harvard University Press, 2019. (2) Le Seuil, 2019.

Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Pierre-Yves Geoffard et Bruno Amable.