En France, comme aux Etats-Unis, la croissance des salaires moyens a été faible ces vingt dernières années alors que les inégalités salariales ont augmenté. Récemment, de nouvelles recherches ont montré que, sur le marché du travail, un manque de concurrence entre les entreprises contribue à faire baisser les salaires. Intuitivement, si votre patron ne vous augmente pas et que vous n'avez pas d'autres alternatives viables, vous devez avaler la couleuvre. Ainsi, en France, comme aux Etats-Unis, les autorités de la concurrence ont l'opportunité de stimuler les salaires en combattant les pratiques anticoncurrentielles des employeurs. Par exemple, elles devraient bloquer les fusions et acquisitions qui risquent de faire baisser les salaires en diminuant sensiblement la concurrence pour les travailleurs. En France, les fusions potentielles entre les géants du commerce de détail présentent une menace réelle pour les salariés.
Pour mesurer la concurrence sur le marché du travail, on utilise la notion de concentration. Une forte concentration signifie que, pour un nombre donné d’emplois, il y a peu d’entreprises et que les grosses entreprises dominent davantage. Pour cent emplois, un marché avec dix entreprises qui se partagent également les emplois est moins concentré - et donc plus concurrentiel - qu’un marché avec deux entreprises. Et parmi les marchés avec deux entreprises, si ces deux-là se partagent l’emploi à parts égales, la concentration sera moins forte que si l’une des deux possède 90 % de l’emploi et l’autre 10 %. Pour calculer cette concentration, il faut définir un marché du travail : une profession dans un bassin d’emploi. Par exemple, les caissiers dans la région parisienne.
La recherche sur le marché du travail américain montre que la concentration est élevée dans plus de la moitié des marchés. De plus, une augmentation de la concentration (et donc une diminution de la concurrence) diminue les salaires. Le fait que l'augmentation de la concurrence entre les employeurs tend à augmenter les salaires a été vérifié par plusieurs études sur le cas américain. De plus, une étude sur les fusions d'hôpitaux montre que ces fusions diminuent les salaires des employés des hôpitaux, et cet effet s'accentue lorsque la concentration des hôpitaux augmente.
Dans un récent document de travail, Ivan Ouss, Louis Pape et moi-même nous intéressons aux effets de la concentration sur le marché du travail en France. Nous utilisons des données sur toutes les embauches faites en France entre 2011 et 2015 par profession et zone d'emploi. Une augmentation de la concentration des employeurs de 10 % diminue les salaires des nouvelles embauches d'environ 1 %. De plus, une augmentation de la concentration de 10 % diminue les embauches de presque 13 %.
Armés de ces effets, nous simulons l’effet d’une fusion potentielle entre les deux plus grands employeurs dans chaque industrie en France. Les employés du commerce de détail auraient le plus à souffrir d’une telle fusion. La simulation prédit que la fusion des deux grands du commerce de détail réduirait les embauches de 8 000 par an et les salaires totaux des nouvelles embauches de 24 millions d’euros.
Aux Etats-Unis, les choses évoluent. En 2018, le président de la Federal Trade Commission (Commission fédérale du commerce) a annoncé dans une déposition au Congrès que l'administration prendrait en compte les effets des fusions sur les travailleurs. Il y a tout juste deux semaines, le directeur de l'autorité de la concurrence au ministère de la Justice a souligné que la protection de la concurrence sur le marché du travail mérite autant d'attention que la protection de la concurrence sur le marché des biens. C'est un changement majeur d'orientation. Jusqu'à présent l'administration s'est concentrée quasi exclusivement sur le marché des biens et n'a presque jamais poursuivi en justice les pratiques anticoncurrentielles des employeurs.
Aux Etats-Unis, l'intérêt pour la politique de la concurrence au service des travailleurs s'intensifie avec la campagne présidentielle. Ainsi, la candidate à la primaire démocrate Elizabeth Warren a tout juste dévoilé une série de propositions, et notamment le durcissement du contrôle des fusions qui pourrait mener à la suppression des salaires. Etant donné les effets négatifs d'un manque de concurrence sur les salaires et l'emploi, les autorités de la concurrence françaises devraient aussi examiner ces questions.
Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.