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Libération
Chronique «philosophiques»

Elizabeth, royale fiction

«The Crown» n’est pas vraiment une série historique mais une fine articulation de l’esthétique et du politique. Admirable saison 3 !
publié le 5 décembre 2019 à 17h46

Je n'ai aucun goût pour les «anglaiseries» et ai été hermétique à Downton Abbey. Je ne connais rien à la famille royale d'Angleterre et ce n'est que récemment que j'ai compris la filiation de la princesse Anne qui participait à cheval aux Jeux olympiques dans les années 1970. Je n'ai aucune compétence concernant les séries historiques, me consacrant en priorité aux genres postapocalyptique, policier, féministe, sécuritaire ou sentimental. Et pourtant, je suis parmi celles et ceux qui attendaient avec impatience la troisième saison de The Crown - série ultracouronnée déjà de Netflix, série (encore) la plus chère de son histoire, qui raconte la vie d'Elizabeth II d'Angleterre.

C'est qu'il ne s'agit pas vraiment d'une série «historique», malgré les décors, costumes et Winston Churchill (amusant John Lithgow) mais d'une fiction réaliste qui fonctionne par l'attachement inattendu que nous éprouvons pour des personnages totalement inconnus et bizarres. Certes, elle nous éduque assez régulièrement (sur l'arbre généalogique de la tératologique famille Windsor, sur les partis travailliste et conservateur, sur les grands traumas du pays en cette seconde moitié du XXe siècle). Mais l'ancrage de la série est moins dans l'histoire contemporaine que dans d'autres œuvres culte telles The Queen (Stephen Frears, 2006, avec Helen Mirren) qui présentait Elizabeth aux prises avec la crise nationale de la mort accidentelle de Diana, et The King's Speech (Tom Hopper, 2010, avec Colin Firth… et Helena Bonham Carter que l'on retrouve dans la saison 3 de The Crown en princesse Margaret, bizarre généalogie où la même actrice joue la reine mère et sa fille cadette), qui mettait en scène le père d'Elizabeth, George VI, et ses problèmes d'élocution résolus au moment de son discours de 1939. On apprécie particulièrement de retrouver ce roi dans la première saison de The Crown, cette fois sous les traits de Jared Harris - toujours extraordinaire acteur, comme on l'a vu depuis dans la minisérie blockbuster Chernobyl où son sens moral, son teint terreux et sa peau ravagée crèvent aussi l'écran.

The Crown a d'abord confirmé à quel point l'attention (care) portée à une série, à ses acteurs, à sa documentation, à son écriture est (avec les immenses moyens de Netflix…) un moyen sûr d'en faire une œuvre cinématographique. Le paradigme artistique de cette série n'est pas seulement britannique, c'est Mad Men (AMC, 2007-2015), qui parvenait à revenir sur l'histoire des années 1960-1980 par la même fine articulation de l'esthétique et du social (la modernité, par les objets de la publicité et le design des années 1960 ; la mobilité sociale, par la professionnalisation des femmes et la fragilisation des hommes). Cette esthétique politique est celle de The Crown, qui accuse particulièrement le contraste, l'aller-retour entre le spectacle de la monarchie et la vie quotidienne dans les palais : le couronnement d'Elizabeth en saison 1 - moment médiatique mythique, vu banalement sur la télévision de la demeure parisienne d'un duc de Windsor plein d'amertume ; le reportage en saison 3 sur la vie ordinaire de la famille royale, destiné à améliorer son image… qui se révèle ultradéprimant et ridicule, et n'est sauvé après coup que par l'émergence de la mère du prince Philip en vieille religieuse toquée.

La réflexivité de la série The Crown en fait, comme à tant d'autres, la force : de personnages explicitement ringards et rasoirs, et d'une image publique surannée et trop connue, on arrive à faire une vraie série et une magnifique fiction, et c'est ce miracle qui a lieu à chaque épisode, un peu comme le générique qui figure la fabrication de la «couronne», sacralisée et lointaine, à partir de ses matériaux. C'est aussi le format série, qui conduit à attendre les saisons patiemment - quoiqu'on «binge» les épisodes - et à se conformer docilement à une temporalité spécifique, d'une décennie par saison. Pas de spoiler qui tienne, on sait ce qu'il adviendra de Churchill ou de Kennedy, et de Charles et de Camilla, et d'Elizabeth à la fin ; et pourtant la tension est à chaque instant extrême. Car le mystère, c'est celui ordinaire de ces personnages, à l'émotion et à l'action aussi visibles qu'elles sont réduites à leur plus simple expression. C'est cette capacité d'Elizabeth à exprimer à la fois la souffrance, la conformité ou la colère à l'intérieur d'un personnage totalement convenu, et finalement inconnaissable. On pense à l'épisode culte sur la rivalité entre Elizabeth et la brillante et anorexique Jackie Kennedy, qui, après avoir prétendument copiné avec elle, se répand ensuite dans les dîners mondains sur une reine et une royauté inculte, fagotée et désuète. La scène où Elizabeth la convoque pour prendre le thé et l'humilie en engouffrant élégamment ses scones est d'anthologie, car elle symbolise le retournement opéré en permanence dans la série. De même la narcissique Margaret, parfois vue par le public comme plus intéressante et jolie que sa sœur, est régulièrement remise à sa place… par la série elle-même.

Ce bouleversement structurel chez le spectateur est le résultat du talent exceptionnel des acteurs, et particulièrement de la capacité de Claire Foy, dans les deux premières saisons, d'incarner (littéralement) à la fois l'absence même de charisme et la force quasi sacrée d'un pouvoir féminin. Cette texture physique, sensible et morale est si inoubliable et particulière qu'il est difficile - malgré le principe affiché dès le départ, et la nécessité, d'un changement de casting tous les deux ans - d'accepter une nouvelle Elizabeth. La violence du changement est perceptible à l'ouverture de la saison 3, lorsque la reine passe en revue son image sur un nouveau timbre placé à côté du précédent, qui présente le profil de Claire Foy. «Pas mal de changement, mais nous y voilà», dit-elle. «Age is rarely kind to anyone.» Mais ce n'est pas le vieillissement, c'est le changement qui n'est pas «kind», impitoyable pour le spectateur. Olivia Colman est une actrice immensément populaire en Angleterre, elle est plus appropriée au rôle, elle a ramassé un oscar pour son interprétation d'une autre reine (Anne) dans la Favorite… et pourtant elle n'a pas le mystère ni la même insécurité, et l'inquiétante étrangeté qui fait le charme du personnage de série, devenu inséparable de l'actrice.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.