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Chronique «Economiques»

Retraite : les vraies inégalités

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Les plus criantes ne sont pas à chercher seulement du côté des régimes spéciaux ou des services publics mais entre les plus riches et les plus pauvres. La différence d’espérance de vie se fait au détriment des seconds.
Manifestation à Toulouse contre la reforme des retraites le 5 décembre 2019. (Batard Patrick/ABACA/Batard Patrick/ABACA)
publié le 9 décembre 2019 à 17h06

Le succès des grèves et manifestations du 5 décembre met au jour plusieurs paradoxes qui traversent l’opinion et la société françaises. Sondage après sondage, une importante majorité se prononce en faveur d’une évolution profonde du système de retraites, d’une intégration des régimes spéciaux au sein d’un système universel, et le principe d’une retraite par points est également majoritairement accepté. Mais l’opinion exprime aussi un soutien important au mouvement, alors même que les grèves les plus importantes touchent les entreprises publiques dont les agents disposent d’un régime spécial. L’une des raisons d’un tel soutien tient au grand flou dans lequel chaque travailleur se trouve : dans le nouveau système, quand pourrai-je arrêter de travailler, et quelle sera ma retraite ? De fait, il est impossible de répondre tant que les détails de la réforme ne sont pas connus. Au lieu de réduire l’incertitude, cette réforme à moitié annoncée plonge une grande part de la société dans une angoisse quant à son avenir.

Toute réforme structurelle génère des perdants et des gagnants. Mais le point d’arrivée n’étant pas encore connu, et le point de départ lui-même étant très complexe à évaluer, comment s’étonner d’une telle angoisse ? Ce sentiment légitime est nourri par les ambiguïtés du gouvernement sur l’aspect «budgétaire» de la réforme. Alors qu’il doit s’agir d’un changement profond de structure, de nombreuses voix se prononcent pour dégager, «en même temps», des économies budgétaires. Il y a là une grave erreur de méthode : le passage à un nouveau système plus clair, plus transparent, doit être bénéfique pour une forte majorité des travailleurs ; il faut compenser, au moins en partie, les perdants de la réforme, et ceci est impossible à budget constant. Même si la part du revenu national consacré aux retraites, de 14 %, place la France au plus haut niveau après l’Italie, l’objectif de la réforme ne doit pas être de réduire cette part.

L’autre leçon provisoire qui se dégage des enquêtes d’opinion est aussi une forte demande d’équité. Là aussi, cette demande n’est pas sans soulever des paradoxes, tant le système actuel est pétri de graves inégalités. Mais il ne faut pas s’y tromper : le soutien au mouvement social en cours n’est pas une défense des inégalités actuelles, mais une demande que la réforme s’y attaque de manière crédible. L’une des inégalités importantes des régimes actuels tient à l’absence de prise en compte des différences de mortalité entre catégories sociales. Ainsi, un homme de 65 ans dans les 5 % les plus riches peut espérer vivre encore près de 22 ans, contre moins de 16 s’il est parmi les 5 % les plus pauvres. Statistiquement, les riches, les cadres, les plus diplômés, perçoivent plus longtemps leur retraite. L’implication est claire : dans le système actuel, les riches sont subventionnés par les pauvres. Un peu complexe à quantifier pour le régime de base, ce phénomène s’est manifesté clairement pour les retraites complémentaires : grâce à la lisibilité de ce système par points, géré par les partenaires sociaux, on a pu voir que pendant des années, ce sont les excédents du régime «non-cadre» qui comblaient les pertes du régime «cadre». Un des seuls éléments connus de la réforme en cours vise à restaurer un peu de solidarité : la contribution de 2,8 % sur tous les revenus, sans plafond, alors que les retraites seront, elles, plafonnées, va certes dans le bon sens, mais cela ne suffira pas à rétablir l’équité.

Une autre manière de présenter ces inégalités induites par les différences d’espérance de vie est encore plus frappante : au sein des 5 % les plus pauvres, c’est à 55 ans que l’espérance de vie est de 22 ans ; un système qui donnerait à chacun le droit, en moyenne, au même nombre d’années de retraites devrait permettre un départ bien plus précoce des salariés les plus modestes.

Las, l’application d’un tel principe soulève de redoutables questions, et notamment celle de l’égalité entre les femmes et les hommes. Car là aussi les inégalités sont fortes : une femme de 65 ans parmi les 5 % les plus pauvres a une espérance de vie de 20,4 années, contre 25 pour une femme riche du même âge. L’écart est certes moins grand que chez les hommes, mais l’écart entre les hommes et les femmes est considérable. Or, ne tenir compte que de l’espérance de vie masquerait un autre fait : certes les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes, mais elles connaissent aussi plus d’incapacités, et les années de vie gagnées le sont souvent en moins bonne santé.

Voici peut-être le plus important défi de la réforme des retraites : c’est une chose, comme dans le système actuel, de tolérer de telles inégalités souvent implicites ; c’en est une autre, dans un système plus transparent, de les assumer, ou de définir les règles qui peuvent les réduire.

Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.