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Chronique "Philosophiques"

«Homeland», «Bureau des légendes», clap de fin

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L’année 2020 marque la fin de deux classiques des séries sécuritaires. L’ennemi n’est plus un groupe terroriste, mais l’incapacité des gouvernants à répondre à la menace. La sécurité, une responsabilité partagée par tous ?
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publié le 7 mai 2020 à 18h11

Vous voyez venir la fin du confinement, certes, avec soulagement, mais aussi nostalgie d'autant que tous les plans de rattrapage de séries (ah, je vais me refaire The Wire et enfin tenter Breaking Bad) sont en rade, entre cuisine, télétravail et autres. On se demande comment on trouvait le temps, avant, de regarder ces séries. L'énergie qu'on y consacrait était souvent nourrie de la coupure qu'elles constituaient par rapport à la vie sociale et professionnelle - l'exploration d'univers inédits, l'élargissement de l'expérience, l'attente de la suite. De ce point de vue, nous sommes déjà servis, merci. Par la réalité. Et pas de risque d'être spoilé, car ce qu'on nous annonce de la suite est le plus souvent bidon.

Il y a aussi la pénible découverte de la difficulté de revoir nos grandes séries classiques en collectif. N'est pas GoT qui veut. Essayez de mettre des moins de 40 ans devant The West Wing. C'est plus facile, et 75 fois plus court, de revoir The Social Network ; là, se révèle la question de la constitution et de la transmission, dans chaque famille, et dans chaque culture, d'un corpus de séries partagé.

Restent heureusement nos séries cultes en cours qui continuent à rythmer nos vies - d'autant qu'on les regarde à l'ancienne, d'une semaine l'autre, en attendant la suite avec anxiété. Ce moment de 2020 sera aussi la fin de deux grandes séries. Le Bureau des légendes (LBDL) qui trouve une conclusion (provisoire) après cinq saisons extraordinaires menées par Eric Rochant (qui en a confié les deux derniers épisodes à Jacques Audiard) ; Homeland qui s'est achevée au bout de huit saisons. Vous êtes nombreux à l'avoir abandonnée au bout de deux saisons, et c'est dommage, car la série fait partie de la catégorie «show devenu top pendant que vous ne le regardiez pas». Homeland s'achève dans la discrétion alors que le Bureau des légendes, plus ou moins ignoré lors de ses géniales premières saisons, croule cette année sous les éloges et commentaires.

Homeland n'a pas failli à cette tradition de Hollywood, de boucler en beauté ses séries après une petite baisse de régime, comme récemment The Affair. Ou The Americans, avec qui Homeland a bien des proximités, par les révélations en fin de série du réseau d'agents doubles (assets) mis en place à l'Est par Saul Berenson, le mentor de Carrie Mathison (Claire Danes), l'héroïne dingo de la série. On ne s'est pas remis de voir dans une même soirée, dans Homeland et LBDL - deux séries qui sont traditionnellement de fines analystes du Moyen-Orient - deux retours en flash-back dans l'Est d'avant la chute du Mur. Et une semaine après, dans notre temporalité de spectateur confiné, de suivre les trajectoires parallèles de deux personnages vers le retournement en agent double (oui, j'essaie de ne pas spoiler). Bien sûr, c'est la scie à la Le Carré des séries d'espionnage, mais Homeland et LBDL, paradigmes divergents et innovants du genre «sécuritaire», y font retour via deux personnages secondaires donc essentiels : Saul (qui apparaît comme la conscience éthique du genre tout entier) et JJA (exfiltré directement des Trois Souvenirs de ma jeunesse de Desplechin).

Homeland se révèle un concentré du genre, fusion nucléaire de 24 et des séries israéliennes qui l'ont inspirée ; elle fut toujours loin de l'ambition réaliste de LBDL, dramatisée à outrance, mais aussi remarquablement appropriée au moment politique : la saison 7 avec les fake news au service du fascisme, la saison 8 avec son président incompétent, plus préoccupé de son image que de la catastrophe. Ces séries sont écrites sous la menace, qui n'est plus «seulement» le terrorisme, mais celle de la destruction par des dirigeants dangereux. L'ennemi n'est pas une personne ou un groupe particulier, mais l'incapacité des gouvernants à répondre à la menace, le chaos - pour reprendre le titre d'une autre grande série du genre sécuritaire, Fauda.

La première du genre, 24, fut lancée (par hasard) au lendemain du 11 Septembre, Homeland a démarré dix ans plus tard, en 2011, après la mort de Ben Laden et à la fin 24 - dont elle a repris une partie de l'équipe, et la mission (le 11 Septembre y est omniprésent). Elle s'arrête, symboliquement encore, au milieu de notre crise majeure de 2020, face à un nouvel ennemi. Ainsi, aux Etats-Unis, le chiffre des 3 000 morts du Covid à New York, dépassant le bilan des attentats, a marqué une étape symbolique.

Les liens variés qui traversent et définissent le genre sécuritaire n'ont jamais été aussi forts et visibles, qu'en ce moment où c'est la vulnérabilité qui s'universalise et où la sécurité devient notre responsabilité partagée. Dans le pénultième épisode de Homeland, au titre romanesque The English Teacher, Carrie traque un ex-asset («agent double») est-allemand de Saul, qui vit discrètement en Pennsylvanie sous programme de protection des témoins : on s'amuse de constater qu'il s'appelle Alex Surnow, mélange des noms du cocréateur mythique de 24 Heures Chrono Joel Surnow, et de celui de Homeland Alex Gansa. On retrouve Zineb Triki (Nadia el-Mansour dans LBDL) dans le rôle de la juge Haziq Qadir dans l'épisode 8 de Homeland. Et le tout dernier épisode de Homeland s'intitule Prisonniers de guerre, nom de la série israélienne qui a inspiré ses débuts.

La boucle est bouclée, et on ne sait quel sera l'avenir du genre sécuritaire. Homeland comme LBDL a changé la vision de la lutte contre le terrorisme : de suractif, patriotique et parfois manichéen, le genre a basculé dans l'ambivalence par son héroïne instable et une vision complexe de la géopolitique, de la violence au Moyen-Orient encouragée par les politiques américaines. Et pourtant Carrie, personnage déviant, est un rappel constant de l'importance de la confiance, de la loyauté et des liens humains dans ce monde du contre-espionnage : avec Quinn, Max, et surtout son mentor et allié Saul (ah, Mandy Patinkin extraordinaire dans la dernière saison, tout comme Mathieu Amalric dans LBDL). C'est la relation Carrie-Saul qui définit Homeland d'un bout à l'autre. Il est révélateur que la série se termine sur un remariage - pardon, sur une confirmation de leur alliance toujours en place, même à distance.

Saul et Carrie mettent fin à la série, par une dernière leçon, en révélant la qualité non seulement politique, mais éthique de Homeland : Carrie passe près d'assassiner son BFF pour sauver encore une fois le monde, et lui-même lui démontre que non, trahir un·e ami·e ne se justifie jamais - même pour éviter la Troisième Guerre mondiale. Elle montre à son ami russe, Yevgeny (Costa Ronin, tout droit sorti de The Americans), la vidéo que Saul a laissée en cas de décès, où il énonce : «Tout ce qui compte, c'est en qui nous avons confiance dans cette vie.» Homeland ne se clôt pas sur un champ de ruines ni un assassinat, mais sur ce qui a toujours été le cœur de la série : la confiance entre ces deux personnages, et finalement envers le spectateur, lui confiant un monde beaucoup plus dangereux, faux et vicieux qu'en 2011 ou 2001.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.