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Libération
Chronique A l’heure arabe

Tunisie : rions et pleurons

A l'heure arabedossier
Deux histoires de grosses machines et de maisons détruites, qui viennent faire voler en éclats l’utopie d’un pays débarrassé, de jour comme de nuit, de toute corruption.
A Sbeïtla, la maison où un homme a été tué pendant sa démolition. (MOHAMED ZARROUKI/Photo Mohamed Zarrouki. AFP)
publié le 18 octobre 2020 à 9h08

L’histoire avait amusé Hedi de bout en bout, conteur d’un soir dans un salon de thé du nord de la Tunisie. L’an dernier, celui-ci décrivait la mission d’un vague cousin, chauffeur et manipulateur de Trax (machine de chantier), prévenu au débotté d’une mission nocturne : il devait détruire un local construit illégalement, sans les autorisations nécessaires.

Il est le bourreau bruyant qui débarque avant la première prière du matin, l’homme qui ne fait qu’exécuter et qui repart. Et qui avait prévu cette nuit-là une cuite et un dodo. La morale du récit touchait à l’ambivalence et au casse-tête profond : l’Etat (et ceux qui le représentent) n’offre que la survie comme mode de vie à une large partie de sa population, mais peut la punir quand celle-ci applique à la lettre les rudiments de la débrouille.

Hedi a prévenu les binationaux du café – deux Français et un Allemand – ainsi : ici, la justice est rétablie la nuit, mais disparaît le jour. Lot de consolation : il tenait d’un gars, qui tenait d’un autre gars (une chaîne difficile à remonter) que l’homme au local bousillé était de toute façon un salaud, doublé d’un roublard. Et qu’il n’était financièrement pas le plus chiche – rions.

Une tripotée de cadres limogés

Ce mardi, à Sbeïtla, une histoire similaire s'est reproduite. Un Trax à 3 heures du matin, un kiosque à journaux qui vendait du tabac illégalement, une ville dans un gourvernorat médiatique (Kasserine, l'un des fiefs de la révolution) et mal loti. La machine est passée par là. Abderrazek Khachnaoui, quinquagénaire, dormait à l'intérieur. Il est mort sous les décombres – pleurons.

L’employé qui pilotait la bête de ferraille a témoigné à la radio. Des agents étaient censés vérifier que le kiosque était vide. La ville est sous tension extrême, écrivent les correspondants présents sur zone. L’Etat ambivalent s’est donc fâché. Il a envoyé ce qu’il faut pour quadriller Sbeïtla en hommes armés au cas où la colère se prolongeait. Et il a limogé, comme à l’accoutumée, une tripotée de cadres, qui officiaient en préfecture ou à l’échelle de la municipalité.

Les horloges et la décence

L'affaire est montée très haut : le maire en personne a été mis en examen pour homicide volontaire rapportent des médias d'information locaux. Kaïs Saïed, président de la République et juriste, a rappelé que la Tunisie a longtemps été corrompue et qu'en filigrane, les escrocs devaient payer pour avoir pourri le pays. Ce qui relève à l'instant T de l'utopie touchante au regard de la profondeur des métastases. Ce qui continue de toucher aux conséquences sans faire bouger leur genèse.

Sbeïtla rappelle au moins deux choses. La première tient aux horloges et à la décence : pourquoi diable tout casser à 3 heures du matin ? La seconde est que la jeunesse s’exilant par paquets de mille en Europe (elle a été décrite sous toutes les coutures), n’est pas seule à profondément souffrir du contexte économique, du manque de concret et du désert d’idées neuves. Avoir la cinquantaine, dans une région paupérisée, peut être également une torture.