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Libération
Chronique «Les mots secouent»

«Плитка» : les pavés du maire de Moscou

Petit glossaire de la réalité russe à travers des mots qui n’ont pas toujours une traduction exacte, ni même d’équivalent, dans la réalité française.
Sergueï Sobianine et Vladimir Poutine à Moscou le 27 février. (SHAMIL ZHUMATOV/Photo Shamil Zhumatov. AFP)
publié le 4 novembre 2020 à 10h42

«Плитка» - les pavés. Rien à voir, cependant avec les vénérables pavés de la place Rouge et des cités médiévales, qui portent un autre nom. Plitka, plus proche de «carrelage», ce sont les pavés modernes, des dalles lisses qui colonisent peu à peu les trottoirs moscovites. On peut dater leur apparition avec précision : elle coïncide avec la prise de fonctions de Sergueï Sobianine, qui a célébré la semaine dernière ses dix ans à la tête de la mairie de Moscou.

Arrêts de bus connectés

Dix années pendant lesquelles la ville s’est transformée au point d’en devenir méconnaissable. Loin des outrances de l’ancien maire Iouri Loujkov, adepte du tout-voiture et des centres commerciaux géants, Sobianine s’est fixé un objectif : faire de Moscou une «capitale européenne». Apparaissent des transports en commun flambant neufs, équipés de wi-fi gratuit et d’arrêts de bus connectés, des cartes de métro rechargeables par smartphone, des services publics numérisés, mais aussi des parcs, des rues piétonnes et des trottoirs élargis… Recouverts des fameux pavés, devenus, dans l’esprit des Moscovites, l’incarnation du tournant pris par leur ville. Moscou monte en flèche dans les classements internationaux des villes attractives, et impressionne le monde entier lors de la Coupe du monde de football en 2018. Les Moscovites en savent gré à leur édile et le réélisent deux fois de suite, en 2013 et 2018, lors de scrutins considérés comme relativement honnêtes par les observateurs.

Mais comme il sied au résident d’une «capitale européenne», s’il possède une conscience aiguë de la supériorité de sa ville sur le reste du pays, le Moscovite est aussi râleur. Et derrière le lustre des nouveaux équipements, les occasions de protester ne manquent pas. En 2017, le projet phare de Sobianine, un programme de «rénovation urbaine», au terme duquel des milliers d’immeubles en brique datant de l’époque soviétique doivent être démolis pour laisser la place à des tours modernes, provoque une vague de manifestations massives. Malgré la mobilisation d’opposants au projet dénonçant une entreprise de déplacement des classes populaires vers la grande banlieue, Sobianine passe en force, avec seulement quelques concessions cosmétiques.

Patinoires

Surtout, la fameuse plitka laisse à désirer. Souvent posés à la hâte, les pavés sont irréguliers et commencent à se desceller au bout de quelques mois. En hiver, le givre les transforme en patinoires. Et puis une rumeur persistante attribue à l'épouse du maire la propriété de l'entreprise qui fabrique les fameuses dalles et pavés, comme une continuation de la tradition inaugurée par son prédécesseur Iouri Loujkov, dont l'épouse possédait l'entreprise de travaux publics responsable de la construction des centres commerciaux de la capitale. Plusieurs enquêtes de journalistes indépendants ou du Fonds de lutte contre la corruption de l'opposant Alexeï Navalny mettent en avant le train de vie des hauts fonctionnaires de la mairie, incompatible avec leur rémunération officielle, et la corruption gangrenant les marchés publics. Malgré ses pavés, Moscou la «capitale européenne», reste une ville russe. Mais, philosophent les Moscovites, quitte à être dirigés par un voleur, au moins celui-ci a rendu la ville agréable.