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Chronique «Points de vie»

La vie amicale

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Chronique «Points de vie»dossier
Après des semaines de confinement, est-on capable d’imaginer et de construire des lieux de vie façonnés par d’autres relations que celles de la parenté ou de la solitude ?
par Emanuele Coccia, philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 18 décembre 2020 à 17h51

Cela m’arrive de plus en plus souvent. C’est peut-être juste une hallucination, mais j’ai l’impression de vivre simultanément dans deux époques différentes. L’une est une projection dans le futur, l’autre gît dans le passé. L’une est ouverte sur l’avenir, l’autre, au contraire, s’empresse à fermer le temps à l’intérieur d’une coque en béton. La pandémie a accentué le contraste au lieu de le diminuer : la ville qui permettait d’ancrer mon expérience au présent a disparu et je vis comme dans un menuet indécis entre ces deux mondes.

Pour entrer dans le premier - celui qui dépasse le présent par sa modernité -, il suffit que j'ouvre mon ordinateur portable ou mon téléphone. Je tape deux ou trois lignes et après quelques secondes je me retrouve dans l'imagination d'un monde qui n'existe pas encore. On appelle cette étrange utopie le grand «livre des visages». Dans cette étrange bible qui ne parle pas de divinités et qui ne donne pas de préceptes, on vit à côté des individus qu'on a sélectionnés sur un catalogue qui coïncide presque avec la totalité des êtres humains vivants. C'est une forme de paradis portatif où chacun choisit son Adam ou son Eve. Dans ce monde, villes et Etats n'existent pas. C'est une immense cour où chacun est à la fois reine ou roi et courtisan. La communauté n'émerge pas en fonction de l'ancrage des reines et des courtisans à un lieu spécifique. La géographie n'a plus rien de réel. On n'est pas français, italien, japonais ou brésil