«Le destin du livre est en train de s'éloigner de moi. Il se réalisera à part moi, en dehors de moi, je pourrais même ne plus être en vie», écrivait Vassili Grossman à un ami l'hiver 1960, au terme de seize années de travail à son immense roman Vie et Destin. Pessimisme prémonitoire. Et pourtant espoir d'extralucide. En février 1961, le KGB confisqua toutes les copies manuscrites de l'ouvrage-fleuve, pour raisons de «subjectivité nocive». Trois ans plus tard, Grossman mourut, très seul, foudroyé par un cancer dont l'apparition avait été accélérée sinon causée par la mise sous les verrous de Vie et Destin. Bien plus tard, en 1980, les éditions de l'Age d'homme, en Suisse, reçurent soudain, par morceaux, l'intégralité du chef-d'oeuvre. La publication immédiate en russe et en français préluda à des traductions dans le monde entier. «Je pourrais même ne plus être en vie...» écrivait Grossman à son ami, rêvant d'un avenir pour son livre, et toutefois n'excluant pas qu'il ait pu être brûlé.
Couleur neige. Quarante-deux ans plus tard, le cinéaste Frederick Wiseman revient à Grossman avec la Dernière Lettre. Pure splendeur. Soixante minutes, noires et grises et blanches et sombres et claires. Une heure dans l'inoubliable compagnie d'un visage, d'une silhouette, d'une démarche, d'un regard, d'une voix. Apparition d'une disparue : la mère. En sa gravité et sa légèreté, avec cet effroi dans les yeux transparents et son pâle sourire de revenante sereine portant cousue sur sa robe noire u