1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, rendez-vous en avril 2003, avec une actrice mexicaine en devenir.
C’était au printemps 1999. Dans les magasins H & M, les clientes réclamaient les unes après les autres «le même maillot que la brune sur la nouvelle affiche». Les filles venaient de découvrir Salma Hayek et la marque suédoise de la fringue mode et pas chère se félicitait d’avoir misé sur la plastique de la petite (1,57 m) Mexicaine.
Les garçons, eux, savaient déjà. Quatre ans plus tôt, ils l’avaient découverte, chantant une sérénade plus qu’équivoque à Antonio Banderas. Et l’année suivante, enroulée dans un python albinos, elle avait encore mis leur contenance à l’épreuve, avec un strip-tease mémorable. Et voilà que le sex-symbol aux mensurations de papier glacé devient Frida Kahlo. Une peintre poilue, amputée d’une jambe, communiste, bisexuelle, mariée (deux fois) à un géant vingt ans plus âgé qu’elle et maîtresse de Trotski ; artiste d’exception à la trajectoire volcanique, douloureuse et excentrique.
Retrouvée dans un hôtel parisien grouillant de gardes du corps (Vladimir Poutine se repose dans une suite voisine, avant un dîner à l’Elysée), Salma Hayek, exubérante sur son canapé, petite croix en diamants autour du cou, haut Chanel sur jean Levi’s, est à mille lieux de la femme agonisante et pâle quittée quelques jours plus tôt sur un écran de cinéma.
«C’est mon travail d’actrice de m’adapter», soupire-t-elle quand on souligne l’écart entre sa beauté et les meurtrissures du personnage. Pourtant la légende tressée autour du film veut qu’elle se soit découvert des talents de peintre dès qu’on lui a mis un pinceau dans les mains, et que les robes indiennes de Frida, qu’elle a retrouvées, semblaient taillées pour elle quand elle les a essayées. Elle acquiesce, amusée, raconte que Chavela Vargas, la légende de la chanson mexicaine qui apparaît dans le film, avait l’impression face à elle de «revivre sa jeunesse près de Frida», ajoute que des proches de la peintre ont cru voir son fantôme quand ils l’ont découverte maquillée et costumée, évoluant dans la maison bleue de l’artiste… Un fantôme dans la peau duquel elle se plaît à se glisser encore quand le photographe, lumière descendante oblige, réalise d’elle une image évanescente. Et d’évoquer un passage du film où la peintre se compare à un spectre.
Y croit-elle vraiment à ce nouveau rôle Salma-l’actrice-réincarnation-de-Frida-l’artiste, argument de vente d’un film qui joue sur la fibre identitaire ? Car Frida est vite devenu un hymne à la «mexicanité». Un hommage presque militant, porteur d’un sentiment national qui frise parfois le folklore et qui tend à ériger l’actrice en pasionaria, glorifiant une culture locale allant des traditions indiennes précolombiennes au muralisme du début du XXe siècle. Une lecture simpliste qui irrite Salma Hayek. «Ce film n’est pas un acte héroïque, juste un défi personnel. Je suis mexicaine et je le revendique, mais avant tout, je suis une femme, je suis un être humain, j’ai un point de vue sur les choses, peut-être influencé par mes origines, d’accord, mais le projet est artistique avant tout.» Rapport ambigu à un pays dont elle est devenue une égérie à son corps défendant. «Je ne suis pas une ambassadrice», se défend-elle de crainte d’être réduite à n’être que la chicana de service.
Embarrassée par les étiquettes qu’on lui colle, Salma Hayek tente de les nuancer, sans les renier. Exercice délicat car elle sait devoir jouer de l’image que le public se fait d’elle. Des grands écarts qu’elle assume en s’agaçant qu’on veuille y voir des contradictions. «Je suis mexicaine mais je ne me résume pas à ça, je suis provocante parfois, mais je ne suis pas toujours dans la provocation.» Salma Hayek minimise. Sa beauté, ses origines, ses projets, son image, son caractère, ses engagements. Elle se veut désespérément normale. Une quête de banalité en forme de demande de tranquillité. Elle refuse par exemple qu’on la crédite d’avoir manifesté contre la guerre lors du festival de Sundance (Californie), s’excusant d’avoir été «là par hasard». «Je suis normale, s’excuse-t-elle pour finir. Et heureuse.»
Productrice avisée (elle a fondé sa société de production, Ventanarosa, partie prenante dans Frida), réalisatrice remarquée (son premier long métrage a été présenté début février à Sundance), amoureuse comblée («Ma vie privée [avec l’acteur anglais Edward Norton, ndlr] est parfaite… On est tellement intelligents qu’on arrive même à travailler ensemble.»), sans projets précis après avoir enchaîné deux tournages dans la foulée de Frida, nommée aux oscars en belle compagnie (Nicole Kidman, Renée Zellwegger ou Juliane Moore), Salma Hayek semble vouloir profiter du palier auquel elle est parvenue avant d’orienter de nouveau sa carrière. Car Frida est enfin derrière elle et la fin de l’aventure semble avoir sonné comme un accomplissement. «Je me sens en paix depuis que je l’ai fait, sereine. C’était en moi depuis tellement longtemps, que ça me gêne presque d’en parler, j’ai l’impression de livrer une part de mon intimité.»
L’histoire de Salma Hayek est celle d’une bombe à retardement, révélée à l’âge où les pin-up finissent leur carrière. Une star dans un pays cinématographiquement à la peine, le Mexique, qui plaque tout pour tenter sa chance à Hollywood. Le conte de fées semble sur les rails, pourtant Salma n’est pas une Cendrillon latino. Un père libanais et homme d’affaires, une mère italienne et chanteuse, une enfance mexicaine et bourgeoise. A 18 ans, elle part à Mexico. Décroche des rôles dans les telenovelas à succès, empoche un sept d’or local. Un peu court, quand on rêve d’oscar. Alors, Salma traverse le Rio Grande. Elle est embarquée dans Desperado, western tarantinesque, carton inattendu. Elle n’hésite pas alors à accepter des rôles de femme-objet. Une concession provisoire à la starisation en marche. «Mes rôles d’avant, sourit-elle en évoquant cette époque. Maintenant, on me propose de meilleures choses… Enfin depuis quelques semaines… Mais je ne veux pas me précipiter.»
Frida aura permis à Salma d’accéder enfin à un grand rôle fondateur. Un rôle qui avait suscité les appétits de Madonna, puis de Jennifer Lopez. Le rôle d’une femme porteuse dans sa chair d’un art longtemps incompris et d’un amour démesuré : de quoi attirer l’actrice qui se souvient pourtant de sa réaction horrifiée quand elle vit pour la première fois, adolescente, une toile de Frida Kahlo. Dégoût devenu fascination d’une fille «normale» (qui se réveille avec les Red Hot Chili Peppers, se couche avec Norah Jones, est fan de salsa et a découvert Jacques Brel grâce à la reprise latino de Ne me quitte pas par Yuri Buenaventura) pour une artiste «hors norme» (en quête perpétuelle de soi, d’une sublimation de sa douleur et de ses origines). Un rôle qui l’installe durablement. Depuis cet automne, Salma Hayek s’étale en veste en jean sur les panneaux publicitaires des villes américaines : nouvelle égérie de Gap. Les fringues sont toujours mode, mais un peu plus chères.
Salma Hayek en 10 dates. 2 septembre 1966 Naissance à Coatzacoalcos (Etat de Veracruz, Mexique). 1988 Débuts au théâtre. 1989-1991 Teresa, série télé. 1991 Départ aux Etats-Unis. Enchaîne les séries télé. 1995 Desperado de Robert Rodriguez avec Antonio Banderas. 1996 Une nuit en enfer de Robert Rodriguez. 1998 Studio 54 de Mark Christopher. 1999 Wild Wild West de Barry Sonnenfeld. 2001 Tournage de Frida de Julie Taymor. 16 avril 2003 Sortie française de Frida.
Making-of: drôle de page pour une rencontre
Raconter cette histoire doit faire son petit effet dans les dîners: «J’ai fondé une famille grâce à Salma Hayek.» Ainsi résumé, le scénario n’a rien à envier à une comédie romantique, et comprend la somme de heureux hasards qui en font tout le sel. Embauché au service édition de «Libération» en juin 1999, Michel Becquembois n’avait à cette époque que très peu écrit dans nos pages, et jamais de portrait. Dans les grandes lignes, son travail à lui consistait à relire, corriger et titrer les articles. Jusqu’à ce jour de 2003 où il croise Luc Le Vaillant, responsable des portraits, sur le chemin de la machine à café: un exemplaire de «Vanity Fair» à la main, avec l’actrice Salma Hayek à sa une, il cherchait désespérément quelqu’un pour aller à la rencontre de l’actrice mexicaine, alors méconnue en France, et à l’affiche d’un biopic sur Frida Kahlo, «Frida». Peu sûr de lui, Michel Becquembois, 26 ans, hésite, mais finit par accepter. Le lendemain de la parution, alors qu’il rallume son portable en sortant du cinéma, il découvre sur son répondeur un message d’une ancienne camarade de l’époque du lycée, Pascale, dont il reconnaît tout de suite la voix. Ensemble, ils étaient dans le même club théâtre, avaient vécu une brève idylle, adolescents, et ne s’étaient revus que de loin en loin depuis. «Une de ses copines avait vu mon nom dans le journal, et lui avait dit d’acheter "Libé". Pascale, elle, n’était pas particulièrement fondue d’actualité, ni lectrice de journaux», se souvient-il. Cet article a servi de prétexte à la jeune femme pour reprendre contact, et proposer de se revoir. Ce qui fut fait, un mois et demi plus tard, ouvrant la voie à une histoire d’amour qui dure depuis plus de vingt ans, et a donné naissance à trois enfants. «Ils adorent cette histoire», sourit Michel Becquembois, qui a conservé cet exemplaire de «Vanity Fair» à «forte charge symbolique», et revu «Frida». En famille.