Une fois que l'on a bien assimilé cette idée unanime que le nom de Bergman est synonyme de génie classique, oublions-la. Maintenant que son oeuvre est derrière lui et que sa reconnaissance est universelle, n'en discutons plus. Le goût de Bergman, comme son impact, sont profonds, anciens et durables dans la société occidentale en général et parisienne en particulier. Héros de l'intelligentsia bourgeoise dès la fin des années 60 («Le cinéaste de masse de la bourgeoisie», écrivit Daney dans les Cahiers), Ingmar Bergman est depuis l'objet d'un respect qui confine au culte. Avec Federico Fellini, il est l'archétype du cinéaste auteur et artiste : ils s'admiraient d'ailleurs mutuellement et ont même partagé un temps un projet commun (pour parfaire une sainte trinité du génie cinématographique, Kurosawa avait été mis sur le coup) que devait produire Dino de Laurentiis.
Il serait absurde, indéfendable et presque répugnant de confondre l'immense admiration soulevée par Bergman avec une forme quelconque de surestimation. Mais il est devenu important à son propos de pointer le risque terrible, et déshonorant pour un cinéaste de son espèce, d'un ensevelissement de Bergman sous l'archive, l'hommage, la religiosité, l'hypermémoire, ou simplement la seule cinéphilie. Le ronronnement culturel de bon ton qui se tient autour d'un cinéaste si brûlant a quelque chose de vain mais aussi de lointain.
Depuis plus de trente ans, la cinéphilie célèbre Bergman avec une sorte d'intimidation admirative,