"17 avril 1975. Les Khmers rouges entrent à Phnom Penh, et font évacuer la ville aussitôt. J'ai 11 ans. On doit quitter les lieux, à pied, en voiture, en vélo, en moto, en charrette. C'est presque irréel tant la situation est radicale. On a mis des mois à comprendre ce qui s'est passé. Après une chose comme ça, on ne peut plus vivre que dans la nostalgie. Les gestes, les chansons, les films, les saveurs d'avant. Pour tous les Cambodgiens qui ont survécu à ce génocide, les années 60 apparaissent comme un paradis inaccessible. Mon peuple vit dans un pays disparu, comme s'il n'y avait plus d'Histoire.
1976. L'année la plus pénible de mon existence. Quand la mort, autour de moi, se fait terrible et efficace. Dans ma famille proche, déportée dans un endroit du Cambodge où il n'y a rien, huit personnes meurent coup sur coup, dont mes parents. Le mot "brutalité" ne suffit pas à dire la violence de cet anéantissement. On ne peut pas réagir : ni révolte ni guérilla. On est perdu dans un endroit sans repères, sans nourriture, et on subit. En quelques mois, la destruction est extrême. Ce n'est qu'après qu'on commence à survivre du moins les plus solides, ceux qui ont traversé l'épreuve. Les années qui suivent ne sont qu'un seul et douloureux effort pour se reconstituer, morceau par morceau : le corps, la famille, les amis, les souvenirs, faire revenir tout à sa place, même les morts.
1979. Les Khmers rouges sont partis, mais je n'ai pas encore accepté le vide de l'anéantissement. Je ne