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Libération
Critique

Le mors dans l’âme

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Béla Tarr tire sa révérence avec «le Cheval de Turin», macération filmique sur la fin du monde. Fun.
publié le 30 novembre 2011 à 0h00

Le 3 janvier 1889, sur la piazza Alberto à Turin, Friedrich Nietzsche aperçoit un cocher de fiacre donnant des coups de fouet à son cheval récalcitrant. Le philosophe se jette au cou de l’animal et s’effondre en sanglot. Il est ramené chez lui, à Bâle, puis auprès de sa mère, à Iéna, et bascule dans la folie mutique. L’anecdote, fameuse, est rappelée en voix off au seuil du nouvel opus magnum du cinéaste hongrois Béla Tarr en guise d’envoi à 2 h 30 de macération filmique hallucinée. L’écran noir cède la place à un premier plan séquence, vision d’un homme hirsute sur une charrette de guingois tirée par une haridelle affrontant la tempête sur un chemin boueux. Béla Tarr a annoncé partout qu’il ne tournerait plus, il jette l’éponge. Plus envie, plus la force, pas décidé à faire, lui aussi, sa «transition numérique» et encore moins de goûter aux joies sophistiquées du cross-media. Il ferme le ban, envoie à qui veut l’entendre sa fin de non-recevoir à l’époque. On peut voir, par-delà l’image du cheval esclave (et martyr) qui provoque la commotion du philosophe, celle de son cousin français plus fringant, celui dont le physiologiste Marey décomposait le mouvement en 1898 grâce à son procédé de la chronophotographie, ancêtre du cinéma.

Chez Tarr, le cheval, comme le reste, fait la gueule. Il ne veut plus avancer ni manger. Bartleby quadrupède. Le maître, vieil infirme à l’air à moitié dément, et sa fille semblent n’avoir d’autres ressources que d’accompagner l’animal dans son entête