A partir de trois fois, on peut parler de tradition pénible, au même titre que du beaujolais nouveau, de la sainte Catherine ou du jour de l'an. Chaque mois de janvier depuis 2013, le site de la chaîne BFM Business, notoire amie des arts, publie une «étude» – en fin d'article, les auteurs s'emballent et parlent même d'«enquête» – sur la rentabilité des films français sortis en salles l'année précédente.
Classement et statistiques accablées à l'appui, il s'agit d'opérer toujours le même constat estampillé «exclu», que s'empresse de reprendre goulûment la presse de droite, mais pas que : seule une infime minorité de titres rentreraient dans leurs frais (9% en 2012, 10% en 2013, 11% en 2014), tandis que les autres contribueraient à la gabegie subventionnée d'une industrie goinfrée de gros capitaux, aux profits risiblement marginaux – et ce malgré une année 2014 record, tant en termes d'entrées (208,43 millions) que de parts de marché de la production nationale (44% tout de même), mais passons… Au cours des douze derniers mois, nous dit-on, seuls 22 films auraient réalisé une opération bénéficiaire, avec pour champion du rapport qualité-prix la comédie Babysitting, de et avec Philippe Lacheau, et ses 2,3 millions d'entrées pour le modeste budget de 3,4 millions d'euros – un film 600% rentable selon BFM Business.
Le sous-texte à peine voilé de la démonstration irrigue et brasse toutes les antiennes poujadistes usuellement agglutinées au cinéma français, fondées sur d'increvables raccourcis – et pourtant, non, cette déconfiture supposée n'est pas financée par nos impôts. Au passage, ces valeureux enquêteurs, calculette en bandoulière, taxent les trop rares spectateurs d'Abus de faiblesse, de Catherine Breillat, de «voyeurs», s'improvisent conseillers d'orientation et administrent leurs suggestions de bon sens aux plus penauds des perdants, invitant un JoeyStarr, acteur du flop Colt 45, à se cantonner au rap, ou un Michel Hazanavicius à revenir à la comédie après la calamité mélo The Search.
Mais c’est plus encore la méthodologie d’estimation du fameux taux de rentabilité qui fait sourciller. En l’occurrence, un calcul savant, fondé sur le prix moyen du ticket, sur le présupposé que toute somme investie dans le budget d’un film est là pour être compensée à coups de recettes par les performances sur le marché – ce qui est faux, notamment dans le cas des pré-achats télé –, et sur les algorithmes d’une étude de l’Ecole des mines datée de 2006. Laquelle extrapole la corrélation entre revenus des entrées en salles et autres retombées (DVD, ventes à l’étranger…). Par-delà le degré d’à peu près de tels postulats, cet audit à charge se complaît ainsi dans la négation même du sain caractère d’imprévisibilité des destinées commerciales du cinéma – un secteur qui s’apparente encore, n’en déplaise aux laborantins ultralibéraux, à une économie de prototypes.