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Cinéma

Casting, la première séance

Comment les enfants sont-ils repérés pour jouer dans un film ? Des contraintes de la loi à la pression du tournage, le recrutement des plus jeunes est plein de chausse-trapes, même si le résultat peut s’avérer magique.
De gauche à droite et de haut en bas : Stéphanie Touly dans «Petits frères» de jacques Doillon, Eden Hoch pour «Lou» de Julien Neel, Alyès Aguys pour «Le Passé» d'Asghar Farhadi, Richard Constantini dans «Un sac de billes» de Jacques Doillon, Jeanne Jestin pour «Le Passé» et Lola Lasseron pour «Lou». (Photos Elsa Pharaon. Memento Films. Move Movie et Prod DB. Hold up Films. Renn Productions. MK2)
publié le 30 janvier 2015 à 17h56

On a tous en tête les essais de Jean-Pierre Léaud pour les Quatre Cents Coups. Dans l'évidence de son désir, il est prêt à tout, sait ce que le cinéaste cherche - «un gars gouailleur» -, a séché une journée de pension pour se rendre à Paris. Et surtout, il se présente sans ses parents. C'est lui qui veut le rôle, personne d'autre à sa place. François Truffaut avait écrit le personnage d'un enfant plus jeune et plus doux que l'adolescent, mais toutes ses réticences sont vaincues par la force de conviction de Léaud. A l'époque, ni le mot «casting» ni la profession de directeur de casting n'existent. L'information passe par les petites annonces des journaux, notamment France-Soir. Jean-Pierre Léaud aurait sans doute été acteur sans cette rencontre, mais différemment puisqu'il a pris corps au cinéma et a grandi dans un personnage : Antoine Doinel. Qui a forgé le regard des spectateurs sur l'acteur, mais aussi celui des autres cinéastes.

Alors que le paysage a complètement changé, que de nouveaux métiers ont vu le jour (coach, directeur de casting), qu'agences et sites spécialisés sur Internet se multiplient, que la loi sur la dérogation de l'interdiction du travail des enfants a été moult fois précisée, cette rencontre en 1958 entre un cinéaste et «son» jeune interprète est restée gravée comme la scène idéale aux yeux de nombreux metteurs en scène : on ne choisit pas l'enfant, il surgit, impose sa personnalité et sa flamme, se détache du lot. De plus, il «enrichit considérablement le rôle», note le cinéaste de la Nouvelle Vague dans son journal. Pour le découvrir autant qu'être découvert par lui, François Truffaut n'a eu à «caster» que 60 enfants, et il prenait soin de proposer des rôles secondaires à ceux qui n'étaient pas retenus et qui composent le reste de la classe.

Brigitte Fossey, elle aussi, parle d'un «coup de foudre» réciproque avec René Clément (pour Jeux interdits, 1952). Le cinéaste lui dit qu'elle est beaucoup trop jeune. Elle rétorque : «Je ne suis pas jeune, j'ai 5 ans et 3 mois.» Elle est en concurrence avec une nuée de «vieilles» de 9 ans. «Mais j'avais l'âge où l'on n'est pas encore bridé. Il a compris que je serais à la fois plus friable et paradoxalement plus attentive.»

Sortie d’école ou squares

Faut-il s'inscrire en agence, lorsqu'on est un candidat précoce au métier d'acteur ? Pas forcément. Nombre de cinéastes et directeurs de casting préfèrent découvrir leurs jeunes interprètes partout sauf à l'endroit où ils sont attendus. De la part des directeurs de casting, il y a la crainte de l'enfant «trop mignon», trop conforme à ce qu'on projette sur ce qu'il doit être, ripoliné dans les conventions. D'un enfant déguisé en enfant, en somme. Mais aussi, et surtout, que l'enfant d'agence assouvisse un besoin de célébrité des parents, ou même sa propre ambition d'être une «vedette».

Stéphane Batut, directeur de casting, notamment pour les Beaux Gosses de Riad Sattouf, mais aussi pour Arnaud Desplechin ou pour La vie ne me fait pas peur et Petites de Noémie Lvovsky : «C'est triste de les voir passer leur temps libre dans des bureaux.» Donc c'est lui qui va à leur recherche, à la sortie des écoles, des centres aérés, des cours de théâtre ou encore dans les squares. «En général, on est plusieurs à travailler pour un seul film, car ce qu'on nomme le "casting sauvage" prend beaucoup plus de temps que faire une présélection sur des photos d'agence.»

Il n'est pas évident aujourd'hui pour un adulte d'adresser la parole à un enfant qu'il ne connaît pas. «Les écoles se sont fermées. On ne peut plus y entrer pour observer les enfants pendant la récréation, déjeuner avec eux à la cantine.» Une fois qu'il a glissé sa carte de visite, environ 20% des parents le rappellent. Par la suite, 15% d'entre eux se déplacent. «Finalement, on a rarement le sentiment d'avoir auditionné suffisamment d'enfants», dit Elsa Pharaon, qui vient de terminer le casting des Malheurs de Sophie, que tourne actuellement le cinéaste Christophe Honoré. «On s'arrête, parce qu'il le faut bien. Parce qu'on s'est fixé des dates. Sans être jamais sûr de rien.»

Le recrutement en agence

C'est cependant en agence que Céline Sciamma a cherché sa Tomboy (2011), car il y avait urgence. Depuis sa première année, Zoé Héran était inscrite à deux guichets, l'un de pub, l'autre de cinéma. C'est donc au départ un choix affirmé de sa mère, professeure des écoles, au motif que «cela ferait trois francs six sous sur un compte» à sa fille, à sa majorité. Désolation : «Autant les organisateurs des castings prennent soin des enfants quand ils sont sélectionnés, autant ils sont souvent traités comme du bétail avant. Même pas une bouteille d'eau dans la salle d'attente ! J'ai vu des mères changer leur bébé à même le sol, faute de table à langer. Il n'était pas rare que je sois la seule à déballer un sac de jouets. Sans compter les parents qui insistent pour rester, quand leur petit n'en peut plus d'attendre.»

De fait, assez vite, Zoé se met à refuser cette cérémonie chronophage. Enfant, elle n'a aucun désir d'être actrice. Après la présélection, le scénario lui est envoyé. «J'ai pensé que le rôle m'irait bien, qu'aucune émotion n'était trop compliquée à jouer. A l'époque, j'étais un peu garçon manqué, ça me semblait normal, cette histoire.» Si sa mère demande des précisions sur comment certaines scènes vont être tournées, elle n'imagine pas une seconde que le film puisse susciter la polémique. Zoé cache le tournage à ses amis, se tait à la rentrée des classes, quand on lui demande pourquoi elle s'est coupé les cheveux si court : «Je n'avais pas envie de me vanter, il y a des gens qui peuvent être jaloux. Certains profs me prenaient pour un garçon.»Agée de 16 ans aujourd'hui, Zoé Héran veut continuer à être actrice, tranquillement.

En France, l’emploi d’enfants comédiens constitue une dérogation strictement encadrée. Les cinéastes doivent envoyer leur scénario à un service de la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS, ex-Ddass) qui, après lecture, peut exiger des modifications, par exemple que l’enfant soit plus âgé ou interdire le tournage. Il n’est donc pas exceptionnel que les cinéastes anticipent les restrictions et présentent un scénario spécifique à la préfecture. Non sans risque, car des visites inopinées sur le tournage sont parfois effectuées. Les scènes de nu, même dans une baignoire, sont évidemment proscrites - elles ne l’étaient pas dans les années 70. Avant le tournage, un pôle enfant constitué de médecins, pédiatres, psychologues ou pédopsychiatres reçoit les jeunes acteurs, qui sont ensuite suivis si le scénario comporte des scènes susceptibles d’être traumatisantes. Le parcours de l’enfant à l’école est scruté afin d’éviter une déscolarisation. S’il a lieu en dehors des vacances scolaires, la présence de précepteurs est obligatoire.

Mais le plus contraignant concerne la durée du travail, surtout lorsqu'il s'agit de films à petit ou moyen budget, resserrés sur quelques semaines : pas plus de deux heures par jour pour les enfants de 3 à 6 ans, une heure pour les moins de 3 ans. Si bien que les vrais jumeaux sont très demandés pour les petits rôles. Que se passe-t-il en cas de dépassement ? Les parents ou autres adultes présents peuvent prévenir la DDCS. Jacques Doillon estime qu'aucun de ses films avec enfant ne pourrait être tourné aujourd'hui. Taxi Driver, de Martin Scorsese, où Jodie Foster joue une très jeune prostituée, serait difficile à tourner en France. La Petite, de Louis Malle : inenvisageable. Même l'Argent de poche ou l'Enfant sauvage, de François Truffaut, pourraient être mis à mal dans le strict respect du temps de travail.

«Il a poussé un hurlement»

Le contrat passé avec l'enfant et ses parents est délicat, car le directeur de casting ne peut jamais être assuré de ce qui va se passer sur un tournage. Stéphane Batut : «J'essaie de mesurer la sincérité et l'intégrité du cinéaste.» Elsa Pharaon : «Il m'est arrivé de renoncer à certains castings quand les intentions n'étaient pas suffisamment claires.»

Eva Ionesco, la réalisatrice de My Little Princess (2011), œuvre autobiographique qui montre une enfant manipulée et déguisée en objet sexuel par sa mère photographe, a mis dix ans pour comprendre comment filmer ce qu'elle avait pu vivre, sans répéter la maltraitance sur son actrice. «Au début, il y avait plusieurs enfants d'âges différents. Mais c'était infilmable. Finalement, j'ai choisi que mon actrice soit suffisamment mûre pour pouvoir comprendre parfaitement les enjeux du rôle. Avant la préadolescence, c'est impossible. Quitte à être des coudées en dessous de ma réalité, j'ai choisi, pour le spectateur et pour la jeune actrice, d'adoucir ma vie. On a fait des impros sur toutes les scènes pendant six mois chaque mercredi et dimanche avec les acteurs. Anamaria Vartolomei n'a pas été jetée devant la caméra comme ça ! Je lui expliquais chaque scène. Et je me suis engagée à ce qu'il n'y ait aucune scène déshabillée.»

Pendant le casting de Polisse, de Maïwenn, Elsa Pharaon dit à un enfant : «"Imagine ta maman, elle s'en va, tu pleures." Il a poussé un hurlement tel que tout le bureau est sorti voir qui je torturais. On ne s'attendait pas à être face à un enfant aussi rapidement en contact avec ses émotions.» Craint-on dans ce cas de toucher à une corde qui dépasse le jeu ? «Oui, évidemment. On n'a pas réitéré l'essai. Et le jour du tournage, le miracle du casting s'est reproduit. Il a joué la scène exactement de la même manière.» A-t-on le sentiment, dans ce cas, d'utiliser l'enfant à son insu ? «Même si le jeu a réactivé quelque chose qu'on ignore, ce serait mésestimer son talent que de prétendre qu'il a été si percutant malgré lui.»

Avoir déjà joué n'est pas toujours un atout. Le directeur de casting Stéphane Batut : «Les enfants qui ont une expérience de la caméra cherchent souvent à maîtriser le jeu. Ils se placent dans des conventions qu'on a du mal à casser. Mais pour certains rôles éprouvants, je préfère que l'enfant ait déjà une expérience du jeu.»

Pour A moi seule, de Frédéric Videau, film qui s'inspire de la séquestration de Natascha Kampusch, l'actrice de 8 ans devait s'imaginer cloîtrée dans une cave. «Je devais m'assurer qu'elle distingue bien la fiction de la réalité.» Pour mesurer la possibilité des enfants d'entrer dans le jeu, Frédéric Videau a tenté des essais avec cris : «Quand je voyais que ça devenait éprouvant, j'arrêtais.»

Cérémonies des prix

Victoire Thivisol, 4 ans au moment de Ponette (1996), de Jacques Doillon, dans lequel elle joue une enfant dont la mère vient de mourir, a reçu le prix d'interprétation féminine à Venise, tout comme, avant elle, Brigitte Fossey l'avait obtenu au même festival, pour Jeux interdits. Tollé et sifflements du public, polémique médiatique, c'est Jacques Doillon qui vient chercher le prix, la psychanalyste présente sur le tournage ayant déconseillé aux parents d'accepter la médiatisation.

«Autant le tournage a été une bonne expérience, autant je garde un souvenir cuisant d'avoir été "cachée", selon le terme qu'employaient mes parents, raconte Victoire Thivisol. Je ne comprenais pas pourquoi c'était mal de réussir, pourquoi on devait me dissimuler comme si j'avais fait une énorme bêtise. Pour le coup, ça m'a fait un mal durable. J'ai eu du mal à me défaire de l'idée que le succès était coupable.» La gamine ne parvient pas à réintégrer avec plaisir la classe de maternelle, et le reste de sa scolarité est fastidieux. «Coller des gommettes m'apparaissait fade par rapport à l'intensité du tournage. Chaque soir, je demandais : "Alors, qu'est-ce qu'elle va faire, Ponette, demain ?" Preuve que j'avais conscience de jouer un personnage.»

Le cinéaste est cependant accusé de manipulation. Les sanglots de l'enfant semblent trop réels pour qu'une distance puisse avoir été prise par la petite fille. Victoire Thivisol : «S'il y a manipulation, elle provenait aussi de nous, les enfants. On faisait du chantage. Je me souviens qu'il nous disait au bout de la quinzième prise : "Allez, encore une, vous allez être au top." Mais il était bien obligé de nous laisser faire ce qu'on voulait.»

Pendant longtemps, grandir lui a semblé synonyme de rupture avec un talent premier de l’enfance. Comédienne, elle a mal supporté la compétition du milieu. Elle voyage. Et vit depuis six mois à Pékin, où elle donne des cours de théâtre.

Par quel biais détermine-t-on l'enfant idoine ? A-t-on une idée préconçue de son physique ? Pour les Beaux Gosses, de Riad Sattouf (2009), Stéphane Batut a travaillé avec les adolescents sur des scènes de Kids de Larry Clark : «Il y avait des scènes comiques, des scènes qui ne leur correspondaient pas. Ce qui m'intéressait, c'était de mesurer le plaisir qu'ils prenaient à s'écarter d'eux-mêmes.» Elsa Pharaon : «Pour les Malheurs de Sophie, fallait qu'elle soit la plus jeune possible, car à partir de 6 ans, découper un poisson prend un autre sens. Et vers 9 ou 10 ans, les enfants ont conscience de leur jeu. Lors des premiers essais, j'ai organisé des jeux autour de la dispute, pour voir s'ils acceptaient d'être en conflit.» Autre critère : la capacité d'émouvoir afin que les fameux malheurs de Sophie n'apparaissent pas comme seulement des caprices. Mais ce qui prime, c'est l'envie de l'enfant, le sentiment que le rôle lui offre quelque chose qu'il attend sans le savoir.

La Sophie choisie a joué pendant quarante minutes d'affilée devant la caméra. Chaque fois qu'elle entendait «coupez», elle répondait : «On recommence.» Avec toujours le risque que ce que donne l'enfant pendant les essais ne se reproduise pas pendant le tournage. Elsa Pharaon : «Il faut donc les tester, mais pas trop. J'ai déjà été appelée en urgence pour "coacher" une adolescente qui rasait les murs sur un tournage. Quand un ado s'aperçoit que la responsabilité du film repose sur lui, il arrive qu'il s'écroule. Du reste, la première semaine de tournage panique souvent tout le monde : enfant, cinéaste, producteurs, parents.»

«On doit saisir l’accident»

Sur Ponette, comme sur ses autres films, Jacques Doillon a travaillé en multipliant les prises. «On trouve la scène en travaillant. En ce sens, je n'ai pas agi différemment avec Victoire qu'avec les acteurs adultes.» Sur les Malheurs de Sophie, avant chaque prise, les petits acteurs demandent, comme à l'école, quelle est la consigne, preuve que ce n'est pas un «jeu». «Je me suis emparé du terme», dit Christophe Honoré. Les jeunes acteurs connaissent leur texte par cœur avant d'arriver sur le plateau. Un coach les aide chaque soir à l'apprendre de la manière la plus neutre possible.

Christophe Honoré : «Il est très difficile de gommer les intentions une fois que l'enfant s'est mis à réciter, comme s'il était au tableau, pour plaire à l'adulte. Et on ne dispose que d'une dizaine de minutes pour réussir à capter la bonne prise. Ce qui crée un rythme de tournage très particulier qui s'approche du documentaire. On doit absolument s'adapter à l'instant, saisir l'accident, et comment ils s'affranchissent des règles, tout en les respectant. Il y a des fulgurances. C'est très beau un visage d'enfant qui cherche un mot et en dit un autre.»