Très attendu, le Knight of Cups de Terrence Malick a rempli les salles de projection de la Berlinale, les festivaliers s'amassant en longues files d'attente pour voir à quoi ressemblerait le film au sujet duquel les rumeurs vont bon train depuis des années, attisées par un casting rutilant : Christian Bale, Cate Blanchett, Natalie Portman, Freida Pinto et Antonio Banderas.
Vieux fou, odieux personnage, génie d’un cinéma total, visionnaire, imposteur… Quelle que soit l’estime portée à Malick, 71 ans, ses films se détachent toujours d’une sélection, innovent par la puissance de leur langage visuel, surplombent une concurrence (surtout hollywoodienne) cantonnée à des scénarios et des intrigues.
Démiurge. Knight of Cups est du pur Malick, et signe l'ambition démesurée du cinéaste. Que se passe-t-il dans le film ? A peu près rien : dans une sorte de légende biblico-mythologique, un homme fréquentant le milieu du cinéma est un prince envoyé par son roi de père pour trouver une perle. Il s'assoupit dans sa quête et tombe au cœur d'une spirale de plaisirs dans les Babylone que sont Los Angeles et Las Vegas. Autour de cet élu gravitent des femmes, magnifiques.
Le langage Malick, qu'il hurle à tout le panorama du cinéma mondial, est un dialecte qu'il est le seul à maîtriser. Consacré par une palme d'or à Cannes avec Tree of Life, en 2011, c'est un sabir où se retrouvent des plans panoramiques qui surplombent les personnages, des envolées d'un lyrisme exacerbé sur des détails : une abeille qui se noie dans une piscine, une jeune fille qui fait des ablutions, la voix off disant «Ah, la vie». Jamais il ne cite clairement d'autres cinéastes, ni même ne s'inscrit dans une quelconque tendance cinéphilique.
Avec Knight of Cups, tourné (soi-disant) sans script, il poursuit l'invention de la sienne, confirme son incroyable statut de démiurge. Se dessine un ésotérisme dans des plans de cartes de tarot, dans une évocation des religions diverses (du bouddhisme au christianisme). Malick, seul et tout en haut de son Olympe filmique, pétrit religions et hommes, théorie et cinéma. Les réactions sont évidemment des plus diverses : à la fin de la projection de presse, dans un même mouvement, sifflets et applaudissements se confondaient.
Si on peut être rebuté par certains aspects de Knight of Cups, par son côté manifeste qui vire parfois au charabia, il serait idiot de nier l'incroyable effet de sidération qu'il produit pendant ses deux petites heures. Il n'est pas ici question de film «aimable» ou «charmant» : Malick présente un très épais essai de philosophie qui, comme toute déclaration monumentale, est autant insondable qu'il ouvre une myriade de questions. Ainsi, on peut se demander pourquoi le cinéaste continue à faire semblant de tricoter une intrigue (ici sans intérêt) alors que son langage visuel écrase magistralement tout le reste.
Paradoxe. Les dialogues sont inexistants, souvent couverts par une voix off ou des cris d'oiseaux. Mais c'est surtout avec ses images reines que Malick désarçonne. Elles sont superbes. Tout leur paradoxe est qu'elles sont déjà enfouies et congelées dans notre mémoire visuelle : elles rappellent les théories new age, l'iconographie born again christian, la publicité pour une compagnie aérienne ou un opérateur mobile. Dans un mélange unique entre épure et baroque, Malick, déconnecté de tout, s'idéalise en Michel-Ange contemporain, élève son art à un niveau cosmique et propose un système qui serait le seul à même de voir clair dans le pandémonium quotidien d'images.