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Interview

Quentin Dupieux : «Je ne cherche pas de l’or dans la merde, mais dans le vide»

Le réalisateur de «Réalité» revient sur sa relation avec son «héros» Alain Chabat, et sur la façon qu’il a de creuser perpétuellement la même matière dans son film.
«Réalité» de Quentin Dupieux
publié le 17 février 2015 à 18h06

Quentin Dupieux, 40 ans, s'est fait connaître sous son pseudo d'artificier electro Mr Oizo. Il signe aujourd'hui avec Réalité son cinquième long métrage (depuis l'époustouflant Steak, en 2007), tourné avec Alain Chabat à Los Angeles, la ville où il vit depuis plusieurs années, parce qu'«on n'y est un peu nulle part, et c'est très agréable, ça autorise énormément de choses».

Comment en êtes-vous venu à enrôler Alain Chabat ?

Sans vouloir vous la faire comme dans une émission de Drucker, je pourrais vous parler de lui des heures tant je l'aime. C'était mon héros au sein des Nuls, je rêvais de faire quelque chose avec lui, qui a inventé autant. J'ai travaillé avec Eric Judor, que je considère comme un génie comique, mais on a le même âge, je n'ai pas grandi en le regardant à la télé. C'est un ami. Chabat, c'est un héros. J'ai pas mal vécu avec le scénario de Réalité, que j'avais un peu trop travaillé à mon goût, alors que je suis en quête d'instantanéité. Du coup, j'ai fait ce chantage idiot à mon producteur qui consistait à décréter que sans Chabat, je ne tournais pas le film. Qu'il accepte m'a permis de réorienter complètement ma lecture du film.

Dans quel sens ?

Alain Chabat a apporté cette légèreté placide qui fait que le film n’est pas grave, alors que n’importe quel autre acteur aurait empêché le film d’être sympa. Il ne met aucun mot sur sa façon de travailler, il est complètement flottant dans sa façon de jouer, mais il a ce génie qui lui fait donner l’impression de vivre les situations pour de vrai. Ce n’est pas un acteur technique qui maîtrise tous ses effets, ni vraiment quelqu’un qui improvise, car il reste cramponné au sens de la scène. Chez lui, il n’y a aucune transition, aucune rupture entre l’avant des derniers réglages et le pendant de la prise. Et pourtant, d’un coup, la scène prend vie, elle devient marrante, rythmée et l’on n’est pourtant jamais dans la performance. Ce n’est pas du naturalisme pour autant, c’est en-deçà… ou au-delà, je ne sais pas. C’est juste la transcription d’une sympathie profonde qu’il a en lui. Ça a à voir avec l’honnêteté. C’est horriblement moche à dire, mais Alain Chabat c’est ça : un acteur honnête.

Réalité ressemble à une somme de vos films précédents depuis Steak. Il porte une dimension de fin de cycle…

C'est vrai, et c'est fou pour moi que cela se voit. C'est le dernier d'une série de quatre films faits en quatre ans, que j'ai tourné depuis deux ans déjà. Il se trouve que j'avais écrit la première version de Réalité avant de faire Rubber, et le film s'est forcément nourri d'avoir traversé, en sommeil, le tournage de mes autres projets qui se sont réalisés plus vite. A l'époque, le scénario était encore beaucoup trop long et compliqué, et j'ai préféré me lancer sur d'autres idées, comme Rubber, qui n'a presque rien coûté, et dont je me suis dit que c'était un peu le film que le personnage de Réalité aurait pu tourner. En cela, c'est normal que ce film contienne les autres, qu'il fasse bilan d'étape. C'est un peu mon inventaire de fin de premier tiers de carrière ! (rires) Enfin, je dis cela, mais rien, à part ma conviction, ne me confirme que je vais continuer à faire des films. Il ne faut pas se mentir, il y a de moins en moins de place aujourd'hui pour ce type de cinéma… Je pourrais en tourner encore trente si cela ne tenait qu'à moi, mais les données économiques sont telles que rien ne me confirme aujourd'hui qu'on me laissera en faire d'autres. Mes films n'ont pas coûté cher, mais je ne me suis jamais senti démuni. Et demain, s'il le faut, je suis prêt à me réinventer pour travailler avec encore moins, faire des films avec un billet de 5 euros, parce que la technologie, heureusement, le permet aujourd'hui et c'est toujours excitant de créer à partir de zéro. Mais je suis tout aussi partant pour multiplier mes budgets par dix, même si ce n'est pas une ambition qui me meut particulièrement…

Il y a des correspondances entre votre travail au cinéma et vos créations comme producteur electro ?

Bien sûr. Le plus évident, c’est le montage, où on découpe, on déplace des blocs, on cherche une structure en déplaçant un pont qui va devenir l’intro, etc. Mais il y a de ça aussitôt à l’intérieur même des scènes : pour que ça fonctionne, il faut qu’il y ait un swing, un groove, comme dans une prise musicale. Après le processus qui fait émerger les idées est très différent. On ne peut pas juste allumer un ordinateur et sauter dans le vide pour faire un film comme on se lance dans un morceau.

Pourtant vous avez pu dire que vous vous accordez une liberté totale, notamment celle ne pas comprendre ce que vous filmez.

Disons que mon inconscient travaille à plein quand j’écris, mais ensuite il s’agit d’être extrêmement précis au tournage. Pour moi, le scénario, c’est la bible. Parce que le mec qui l’a écrit, qui se trouve être moi, a eu le temps de l’écrire et d’y penser, dans son coin. Sur un tournage, fauché comme le sont mes films qui plus est, tu n’as plus le temps. Même quand je me rends compte qu’il y a un nœud, un bug, je laisse aller, car c’est au fond ce que je recherche, et il y a quelque chose d’agréable à voir ces choses-là se révéler, à comprendre des intentions et le sens de certaines scènes au moment de les tourner.

Vous parlez souvent d’une «recherche» qui sous-tend chaque film, vous évoquez dans les Cahiers du cinéma votre poursuite d’«une pépite d’or dans de la merde». Dans Réalité, vous cherchez quoi ?

On peut se dire que je fouille un peu toujours le même périmètre, de manière obsessionnelle. On peut se dire qu’au lieu d’étendre le champ de mes investigations pour me donner plus de chances de trouver la pépite, j’ai préféré creuser trois mille fois exactement au même endroit, et c’est pour cela que le film n’est que répétitions et mises en abyme de lui-même. Je cherche la pépite dans un trou où je sais qu’il n’y en a pas, je creuse un trou vers nulle part. En fait, je ne cherche pas de l’or dans la merde, mais dans le vide. Je tourne en rond mais il y a toujours de nouvelles choses qui en émergent. Ma recherche est très simple, bouclée, elle porte sur une idée, dont je cherche sans cesse à dénicher de nouvelles dimensions, et je trouve les gens assez cléments à mon endroit de ne pas me reprocher de me répéter.

Vous allez continuer à filmer dans cette direction ?

Aujourd’hui je vais peut-être vers autre chose, avec ce que j’écris depuis deux ans. J’ai creusé ce trou, j’ai conçu quelques heures de film dans ce bac à sable là, et à présent je suis en train d’en créer un autre. Mais ça a toujours à voir avec l’idée de rester amateur - ce que je répète d’une interview à l’autre parce que c’est vrai -, de maintenir une excitation très juvénile. Je poursuis toujours ces sensations inouïes qui me sont tombées dessus quand, enfant, je regardais en boucle les VHS de films qui me fascinaient. Je ne sais évidemment pas plus ce que je cherche qu’avant, sinon, comme toujours, une impression bien précise : parfois quand on tourne quelque chose, et que le comédien n’y est pas ou que la caméra est mal placée, soudain ça saute aux yeux que ça fait trop «film». C’est-à-dire que ça ressemble instantanément à un mauvais morceau de cinéma formaté, conforme en tout point aux milliards de moments déjà filmés dans l’histoire, il manque un truc. Je crois que ma recherche consiste à éviter cela à tout prix, à ne pas devenir un vieux con qui dit couper, action et qui engueule l’équipe. A faire en sorte que chaque plan que je tourne ait cette petite étincelle en plus que le téléfilm avec Mimie Mathy. Pour l’instant tout va bien, je crois.