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Cinéma

René Féret rejoint ses fantômes

Féru d’autobiographies, le cinéaste indépendant est mort à 69 ans.
«La communion solennelle» de René Féret, 1976.
publié le 28 avril 2015 à 19h56

Dans son dernier film, Anton Tchekhov 1890, René Féret racontait comment le grand écrivain russe, médecin, en proie à de sérieux doutes sur la nécessité de son talent de virtuose littéraire, décidait de partir soigner les bagnards sur l'île de Sakhaline. Film simple et beau que l'on a vu en ignorant que le cinéaste était malade depuis plusieurs mois. Il est mort mardi à l'âge de 69 ans.

La carrière de Féret est marquée par un désir d'indépendance qui ne s'est jamais laissé rattraper. Jusqu'au bout, le cinéaste a fabriqué son cinéma selon son rythme, ses préoccupations déliées des modes et des circuits mondains du business dans lequel il a essayé de tenir sa place ; puis, ne la trouvant pas, il en a inventé une autre : «Mon indépendance a toujours été une nécessité et je n'ai pas d'états d'âme : si un film fait moins d'entrées qu'un autre, ça ne change rien. Il s'inscrit dans l'évolution de mon travail pour ne pas dire mon "œuvre". Et je me débrouille avec l'argent que je trouve», expliquait-il

Fatalité. La matière autobiographique traverse sa filmographie hanté par un fantôme, un frère portant son prénom et mort six ans avant sa naissance. Il raconte dans un livre tiré du scénario de son film Baptême : «Une image immobile a hanté mon enfance, c'est la photographie en noir et blanc d'un enfant de 4 ans auquel ma mère me faisait ressembler et dont je porte le prénom. Mon frère est mort dans un accident en 1939, quelques années avant ma naissance.»

Cet antécédent funèbre n’est en fait pas le premier : une ancienne fatalité pèse sur ces fils trop tôt disparus. Car les arrière-grands-parents paternels eurent aussi un premier garçon du nom de René qui meurt en bas âge, puis un autre René qui décède à son tour. Le père du cinéaste, petit commerçant du Pas-de-Calais qui se prénomme René, transmet à son tour ce prénom maudit à son premier fils qui disparaît donc et laisse une béance dans laquelle un deuxième René s’engouffre, et se cherche sans fin. Jusqu’à manquer de se perdre, puisque la mort du père plonge le fils dans une grave dépression.

Il a 22 ans quand, comédien de théâtre, il fait une tentative de suicide. On l'interne plusieurs semaines à l'asile d'Armentières. Quand il en sort, il veut témoigner : «J'en suis sorti trois mois après, marqué par ce que j'y avais vu : le malheur de la folie, l'enfermement, la force de l'institution, les groupes - médecins, infirmiers, malades… Je n'ai eu de cesse de raconter ça à mes amis. Six ans après, j'ai eu la force d'écrire un scénario et de chercher les moyens de réaliser un film. Sans rien savoir de la technique. Je n'ai pas trouvé un sou.» Il fait un prêt à un cousin, s'endette et réalise Histoire de Paul en 1975, qui est salué par Michel Foucault dans un article du Monde. Le film obtient le prix Jean-Vigo.

Deux ans plus tard, Féret signe une ambitieuse fresque familiale servie par une soixantaine d'acteurs (dont Nathalie Baye et Arianne Ascaride). La Communion solennelle raconte les joies et tragédies de la famille élargie du cinéaste qui s'est livré à un travail généalogique complet pour écrire son scénario. Le film est sélectionné en compétition à Cannes et fait un beau succès en salles (500 000 entrées), score qui ne se renouvellera plus par la suite. En effet, les projets se succèdent, se montent parfois à l'arrache, parfois avec des moyens mais le public n'est pas au rendez-vous. Il parvient à produire au sein de sa société le premier film de Robert Guédiguian, Dernier été, en 1980, et tourne de son côté l'Enfant roi en 1981, à la naissance de son fils, en proie à de nouvelles violentes angoisses : «Il s'agissait d'une sublimation de ma vie de couple», une union qui part à vau-l'eau. Le film, lui, ne sort même pas en salles.

Dans le Mystère Alexina, il se passionne pour un cas d'hermaphrodisme : le parcours houleux, au XIXe siècle, d'une jeune fille, Herculine Barbin, qui mène une existence d'institutrice de province et s'aperçoit tardivement qu'elle est un homme. Le rôle-titre est tenu par le génial dessinateur de BD Philippe Vuillemin. Nouvel échec commercial.

En 1987, René Féret perd les droits de ses films et envisage de tout laisser tomber. Il trouve cependant la ressource personnelle pour continuer, avec notamment un nouveau film sur son internement (la Place d'un autre, 1993) et à nouveau la légende familiale, deux ans plus tard, dans les Frères Gravet, avec Jean-François Stévenin, Jacques Bonnaffé et Robin Renucci. «Tant pis si je tourne autour du pot. Je sais que je vais finalement ressortir les vieux cahiers, et les vieilles photos, et les vieux souvenirs, et que je vais remettre ça, car c'est ça que j'aime et que je sais faire, c'est ça que je sais mettre en scène, c'est ça qui me donne des forces pour me battre et pour vaincre les difficultés», écrit-il dans une page de son journal.

Douceur. La dernière période marque une rupture avec l'héritage névrotique, l'histoire familiale au profit d'autres biographies peintes avec une douceur de trait remarquable. Dans Nannerl, la sœur de Mozart (2010), il raconte le destin de celle qui fut contrainte de renoncer à sa vocation de prodige de la musique parce que femme alors que son frère, Wolfgang Amadeus, pouvait laisser libre cours à sa folie créatrice. Enfin, le film sur Tchekhov. Ces films sont faits en famille, notamment avec son épouse, Fabienne, qui est aussi sa monteuse. En 1987, Libération pose à des centaines de cinéastes la question «Pourquoi filmez-vous ?» René Féret répond : «Je filme surtout pour recréer, pour rendre la vie à ce qui a disparu.»

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