Plus encore que le mystère planant sur les deux adolescents de The Visit, en villégiature chez des grands-parents maternels au comportement inquiétant qu’ils rencontrent pour la première fois, la trajectoire de M. Night Shyamalan reste une énigme pour une partie de la critique comme pour un public resté fidèle aux promesses distillées par Sixième Sens en 1999. Quelque chose dans l’itinéraire pourtant très américain de ce fils d’immigré indien établi à Philadelphie résiste encore. Comme si on lui reprochait toujours de ne pas s’être conformé à une injonction originelle, celle d’occuper à Hollywood la place de «nouveau Spielberg» qui lui avait été assignée à ses débuts. Et, peut-être, d’avoir dévié du coup de force commercial de Sixième Sens (680 millions de dollars de recettes), réalisé à 29 ans, et de son twist final qui lui collait à la peau, à tel point qu’il refusera plus tard l’adaptation de l’Odyssée de Pi, pour cette même raison.
Repli. Après un tiercé gagnant complété par Signes et Incassable, et par-delà le cinéma de genre et d'épouvante auquel on l'a trop souvent réduit au cours des vingt dernières années, surnage son chef-d'œuvre, le Village. Certains ont cru déceler dans l'érosion de la fréquentation la lente déchéance commerciale d'un tâcheron plutôt que l'affirmation d'un style, creusé dans des détours souvent mésestimés (la Jeune fille de l'eau, Phénomènes). «Je ne leur fais pas confiance. Là, [les studios] m'adorent, vous êtes génial, bravo, mais demain je sais qu'ils peuvent me jeter si je ne rapporte plus d'argent», anticipait-il déjà dans un entretien à Libération en 2000.
Pas sûr que le démarrage favorable au box-office outre-Atlantique de The Visit suffise d'ailleurs à dissiper la brouille. Le format de poche choisi par ce onzième film équivaut à un repli stratégique : ce parti pris d'humilité détonne chez cet habitué des déclarations tapageuses («Je prépare du thé, mais on le vend comme du Coca-Cola»), revenu de ses dispendieuses commandes (After Earth, avec Will et Jaden Smith). Shyamalan ayant toujours préféré signer ses propres scénarios, l'on peut voir dans ce microbudget à 5 millions de dollars (4,5 millions d'euros) une volonté de reprendre la main sur la direction artistique de son ouvrage. Un tournant confirmé avec le tournage en novembre de son prochain film, où James McAvoy remplace au pied levé Joaquin Phoenix.
Celui qui nous occupe cette semaine, The Visit, tourné comme de coutume dans les environs de Philadelphie, condense avec autodérision les motifs chers au cinéaste. Les deux adolescents dégourdis du film, Becca et Tyler, ont des raisons de s'inquiéter : à la nuit tombée, la grand-mère arpente la ferme isolée en rampant ou en grimpant aux rideaux tandis que, du côté frayeurs diurnes, le grand-père affabule ou attaque les passants. Spectres, zombies ou aliénés, à moins que les enfants eux-mêmes ne soient possédés par des forces obscures, Shyamalan sème le trouble dans le cocon familial. «Shyamalan s'intéresse aux accrocs dans l'image lisse du bonheur familial telle que la société américaine veut le représenter ; il raconte le quotidien de familles amputées de l'un des membres ou en perdition, qui refusent de tourner la page trop vite […]. Il figure littéralement ce qui est trop difficile à avaler"», lit-on dans le recueil collectif Contes de l'au-delà (1).
Fêlure originelle. Tentée par des relents réacs, l'angoisse chez Shyamalan distille souvent des vertus curatives puisque le frère et la sœur sont ici chargés à demi-mots d'exorciser la malédiction familiale : leur mère, depuis divorcée, s'est enfuie très jeune du domicile familial et a rompu tout contact avec ses parents. Aux deux enfants de réécrire le récit familial et de réparer la fêlure originelle en interrogeant leurs aïeuls face caméra, tout comme le fils et sa mère célibataire renouaient dans Sixième Sens. Le personnage germophobe du petit garçon, Tyler, rappelle d'autres figures sommées au cours d'un rite initiatique de surmonter leurs peurs.
L'intégralité du film étant captée, nous dit-on, par la caméra embarquée de Becca, wannabe cinéaste de 15 ans, The Visit semble d'abord emprunter la voie du «found footage», surexploitée récemment par le cinéma d'horreur, pour mieux s'en détourner. Cet apprentissage par l'image, au dispositif limpide, entérine une croyance dans la fiction réaffirmée dans sa récente série sur la chaîne Fox, Wayward Pines. Ainsi, nous enjoint le cinéaste, il faut apprendre à voir. Ce qui compte se trouve «au-delà du cadre». Une clé livrée par Becca dès le début du film et adage qui hante l'ensemble de sa filmographie.
(1) Contes de l'au-delà, éd. Vendémiaire.