Ceux qui ont côtoyé le discret cinéaste nippon chez lui ou au cours de ses séjours cannois l’ont connu peu disert, enclin aux réponses lapidaires, avec la fâcheuse tendance à se défausser ou à botter en touche. Cornaqué par ses attachés de presse ou de mieux en mieux disposé à s’ouvrir sur ses récentes productions, Kore-eda, rencontré à Paris il y a huit jours, n’en reste pas moins paradoxal, voire contradictoire dans ses réponses, rechignant à commenter sa filmographie à l’aune de sa propre biographie pour mieux s’y réfugier quelques instants plus tard, à l’image de ses fictions tiraillées entre conformisme et réinvention. Ceux qui continuent de préférer les registres du Kore-eda des débuts (documentariste dans les années 90 puis auteur de Nobody Knows, Air Doll…) n’objecteront pas qu’à 53 ans, avec ce dixième long métrage, Notre Petite Sœur, celui-ci semble avoir trouvé dans la déclinaison de la chronique familiale attentive un équilibre qui n’est pas synonyme de confort ou d’enfermement.
Pourquoi revisiter, depuis plusieurs films les motifs de la chronique familiale, genre traditionnel nippon ?
Je ne m’en lasse pas car la fiction est tributaire de mon évolution personnelle : jusqu’à Still Walking, j’étais encore le fils de mes parents puisqu’ils étaient encore vivants. Ainsi, tous mes films jusqu’à 2008 portent le regard d’un fils. Depuis I Wish (2011), je suis devenu père et mon point de vue s’est inversé. Je pourrais tourner à nouveau ces mêmes films maintenant que ma place au sein de la famille a évolué. En vieillissant, mon regard va changer, c’est un sujet que je peux donc creuser indéfiniment.
Certains font des films pour régler des comptes, d’autres pour se réconcilier. Est-ce votre cas ?
Ni l’un ni l’autre. Il ne s’agit pas non plus de me réconcilier avec mes parents par l’entremise de la fiction. En revanche, j’ai débuté dans le cinéma par le documentaire et je conserve l’envie et la curiosité d’en savoir plus sur les sujets que je filme. Mon élan serait de les aimer encore davantage. Dans un de mes précédents films, Still Walking, le grand-père et la grand-mère s’envoyaient en permanence des piques mais il n’y avait jamais vraiment d’affrontement. C’est le cas dans la plupart de mes films. Je crois d’ailleurs que les familles ont tendance à louvoyer pour éviter le conflit. Tout l’équilibre de Notre Petite Sœur est précisément maintenu par une incapacité à dire les choses, puisqu’à chaque altercation entre elles, une tierce personne intervient pour faire cesser les hostilités. C’est peut-être la clé de l’harmonie, en tout cas pour elles.
Notre Petite Sœur s’inscrit dans la lignée de vos films précédents, traversés par l’absence d’un parent. Etait-ce votre cas, enfant ?
Je n’aime pas forcément que l’on fasse des connexions entre ma vie personnelle et mon travail. Cela dit, quand j’étais petit, mon père disparaissait parfois pendant plusieurs semaines. Il partait après la paye, puis revenait pour recommencer à travailler. J’ai le souvenir traumatisant de ne jamais savoir si mon père allait rentrer à la maison. Pourtant, je crois que je n’ai jamais consciemment réutilisé cet élément dans mes films.
Le maître Yasujiro Ozu occupe-t-il dans votre parcours la place d’une figure paternelle tutélaire avec laquelle il faudrait composer, voire dont il faudrait se débarrasser ?
(Rires) Je n'ai personnellement jamais ressenti la figure d'Ozu comme étant un poids encombrant. Je me suis habitué à l'idée que l'on m'en parle sans cesse, c'est l'occasion de comprendre les liens que l'on peut établir entre nos deux pratiques, pour mieux prendre mes distances. Cela m'a aussi permis de mieux comprendre mon propre travail. Cet axe, cette colonne inébranlable, permet de se positionner, c'est assez précieux : en Corée ou en Chine, on fait rarement référence à un cinéaste aussi ancien, contrairement au Japon, où sa présence perdure dans le patrimoine.
Ces jeunes femmes ne sont jamais filmées uniquement comme objets de désir. Teniez-vous à composer des personnages féminins non stéréotypés ?
J’évoquerais plutôt une exigence de réalisme. Je tenais à donner l’impression que leur quotidien est bien réel, qu’elles vivent vraiment dans cette maison. Le film étant traversé par la mort, avec trois cérémonies funéraires, il fallait les ancrer du côté de la vie - avec la nourriture, par exemple - et filmer leurs personnalités de la manière la plus cohérente et réaliste possible.
Après avoir filmé Tokyo, la petite ville côtière de Kamakura (où vécut Ozu) permet-elle à votre mise en scène de se renouveler ou de se déployer différemment ?
Le lieu a plutôt une incidence sur l’écriture. Still Walking est le premier film que j’ai écrit hors de Tokyo ; celui-ci se déroulait dans une petite ville au bord de la mer, à Yokohama. J’ai donc été l’écrire là-bas, dans une auberge. J’ai également finalisé le scénario de Notre Petite Sœur sur place, j’espère que cela se sent.
Quels sont vos projets ?
J’ai fini de tourner un petit film dans la veine de Still Walking, sur une mère et son fils qui vivent dans un lotissement (celui où j’ai moi-même grandi) et qui devrait être achevé à la fin de l’année. J’écris actuellement le suivant, sans doute une autre histoire de famille.