«Que s'est-il passé, que se passe-t-il encore dans nos têtes, avec le cinéma ? Pourquoi au moment où ça se retire du réel et ça végète dans l'imaginaire, cela prend - l'amour du cinéma - un tel poids symbolique ? Et quand la vague s'est retirée, qu'est ce qu'on trouve sur la plage ?» Nous sommes en 1992, Serge Daney répond dans la revue Esprit à des questions sur le pourquoi de la création d'une nouvelle revue de cinéma, Trafic, cofondée avec le cinéaste Jean-Claude Biette, dont le numéro 1 est paru en novembre 1991 aux éditions P.O.L. avec des textes de Godard, Monteiro, Agamben, etc. «Comme on ne sable pas le champagne sur une bouteille à la mer, nous resterons sobres», écrit-il dans «Journal de l'an passé», son premier texte dans Trafic. Rédacteur en chef des Cahiers du cinéma puis responsable de la rubrique cinéma à Libé, Daney, avec le temps, se met à penser son époque et sa propre biographie dans un jeu de reflets et de réflexions de plus en plus profond, presque baroque tant on s'y reconnaît et s'y perd au fil de fascinantes vaticinations théoriques et sensibles. En juin 1992, à 48 ans, il meurt du sida. Le quatrième volume de ses écrits rassemble les derniers articles parus dans Libération, ceux rédigés pour Trafic, des interviews données au Monde, aux Inrocks, à Art Press…
On constate à quel point le sentiment d'une fin précoce, rendue imminente par la trajectoire de la maladie dans son corps, presse le pas vif du philosophe intégral qu'était Daney, rend plus acérée encore sa critique impitoyable d'un présent qu'il jauge négativement, répétant que le cinéma est mort, absorbé par le visuel, que la filiation cinéphile avec ses chapelles, ses combats, ses oukases, s'est rompue pour faire place nette à une sorte de tolérance molle du chacun pour soi : «On a beaucoup parlé ici de l'individualisme contemporain et de ses paradoxes. L'un de ceux-ci est rien moins qu'un certain effacement du goût chez un public plus adulte, c'est-à-dire mieux informé, moins naïf, plus nanti, vite ennuyé, surfant volontiers entre les divers surchoix débiles que lui souffle le marché. Ce spectateur-là, fier de son autonomie et conscient de son pouvoir, est néanmoins soumis à l'obligation un peu comique de faire siens les clichés de l'air du temps et le conformisme de son groupe social, à condition qu'il ait le sentiment de les vivre et de les "gérer" à titre personnel.»
Lire ces textes, c'est aussi s'astreindre à une ascèse difficile, se replonger dans l'ambiance angoissante de ces années où existe très fort le sentiment d'une bascule dans quelque chose de nouveau qu'il est difficile de nommer. La politique des auteurs carbure au plaidoyer pro domo, la critique va mettre du temps à se relever du legs écrasant laissé par Daney, qui va être pillé, recyclé, détourné à longueur d'articles aux accents suivistes et pieux. Internet n'est quasiment pas pensé par Daney, qui part trop tôt pour véritablement sentir les effets d'un vecteur technologique qui va accentuer encore quelques-unes de ses prophéties, mais aussi relancer une ferveur cinéphile en réseau dont il ne pouvait avoir l'idée ou la prescience. «La question que ces temps veules posent est bien "qu'est-ce qui résiste ?" Qu'est-ce qui résiste au marché, aux médias, à la peur, au cynisme, à la bêtise, à l'indignité ? La réponse actuelle, la réponse romantique, semble être de nouveau : l'art», écrit-il en cet hiver 91, que l'hypothèse d'une revue faite de textes et non d'images pouvait encore célébrer sans ironie ni distance.