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Casse

«The Big Short», délices d’initiés

Habitué des comédies, l’Américain Adam McKay signe son premier film sérieux en décrivant la façon dont certains ont su tirer profit de la crise des subprimes qui a frappé Wall Street. Fascinant.
Steve Carell (main levée) incarne Mark Baum dans «The Big Short». (Photo Paramount Pictures)
publié le 22 décembre 2015 à 17h11

The Big Short est un film sur la finance. Enoncé ainsi, on s'attend à une resucée du Wall Street d'Oliver Stone ou du Loup de Wall Street de Martin Scorsese, une variation satirique autour du mode de vie littéralement décadent de ceux qui dirigent le monde depuis l'artère new-yorkaise. The Big Short se passe bien à Wall Street, mais tout ce qui a trait au lifestyle du trader est absent : ici, pas de lignes de coke sur les bureaux, pas de bouteilles de champagne explosées pour fêter les stock-options et pas non plus de strip-teaseuses arrosées de billets. La seule danseuse exotique vue dans le film se lance d'ailleurs dans une longue description de ses hypothèques immobilières, et toute excitation éventuelle se noie dans l'œuf. C'est que le sujet n'est pas marrant, le film est l'adaptation de The Big Short : Inside the Doomsday Machine, best-seller du journaliste Michael Lewis, sorti en 2010, retraçant l'historique de la crise financière, et la formation d'une bulle immobilière au cours des années 2000.

Système vérolé

Le réalisateur Adam McKay ne filme jamais les à-côtés, mais la finance en elle-même, ose le pari de mettre en images cet univers tentaculaire, cette abstraction totale, cette superstructure mentale. Voix off et dialogues n'esquivent jamais les mots techniques, les «obligations adossées à des actifs» et autres vocables obscurs. C'est ennuyeux ? Jamais. On n'y comprend rien ? Curieusement, si. Quand le propos se complique trop, le film nous offre quelques moments d'illustration. La teen idol Selena Gomez, le cuisinier Anthony Bourdain ou une jeune femme nue dans une baignoire exemplifie la chose.

C’est aussi et surtout une histoire vraie : celle d’un braquage. Ou comment une bande d’allumés, se connaissant à peine, a découvert que quelque chose clochait dans l’économie américaine, que les ménages se surendettaient et que la situation allait exploser. Sentant le coup, chaque crise étant un potentiel gain pour qui sait le prendre, certains ont tenté le coup absurde de parier contre l’économie américaine. Ce n’était pas un délit d’initiés, puisque les criminels étaient les banques.

Le récit du «coup», on le suit avec des personnages archétypaux, et pourtant réels : le cinglé qui avait tout prédit (Christian Bale), le trader rangé des bagnoles (Brad Pitt) qui conseille deux jeunes arrivistes, le beau gosse qui profite de la situation (Ryan Gosling), l'idéaliste qui croit en une finance vertueuse (Steve Carell, lire ci-contre). Adam McKay filme d'abord la prise de conscience de la bulle en elle-même, cette économie malade qui voit des ménages se perdre dans des crédits crapuleux, les héros sillonnant l'Amérique pour vérifier leurs intuitions. Petit à petit, on comprend que, oui, c'est possible, le système financier est vérolé, les agences de notation trichent pour ne pas perdre leurs clients, des analystes passent à côté de vérités énormes par simple habitude. «Les grandes banques ne peuvent pas être aussi stupides», dit l'un des héros. Apparement si, la preuve. Qui emporte la mise de ce casse du siècle ? La poignée de héros mais, en même temps, ils perdent toute foi dans leur système. Ils profitent et se lamentent, tandis qu'ailleurs, tout s'effondre.

Charge violente

C'est une amertume comparable qui régit le film en lui-même, un humour sinistre. Adam McKay, auteur de comédies grandioses avec Will Ferrell (Présentateur vedette, Frangins malgré eux, Very Bad Cops…) signe ici son premier film «sérieux». Le film est une production Paramount remplie de stars bankables et multimillionnaires, fait appel à toutes les techniques de la celebrity culture, au montage tel qu'il se fait sur la chaîne E ! Entertainment. Et c'est dans cet environnement que se dessine une charge violente contre le néolibéralisme, un regret que le capitalisme (jamais remis en cause) n'ait pas été vertueux ni respectueux de ses adorateurs. C'est dans l'entrelacs discours théorique/pop culture, propos accusateur/écosystème doré que toute la complexité de The Big Short réside vraiment, mais également sa séduisante bizarrerie, son importance, et surtout l'impression de n'avoir jamais vu un film pareil.