Quand le jeune Youcef, 20 ans, dans la dernière partie du film, alors qu'il prend une douche après une journée de travail à transporter des peaux de bêtes sanguinolentes, parle à son ami Houcine de sa fatigue, de son mal-être, de ses incertitudes face à la vie, il dit : «Dans ma tête, y a un rond-point avec mille routes. Mais ma route, je la cherche encore. Je veux prendre une route et tracer sans me retourner.» Puis il dit qu'il pense sérieusement à se suicider. Il y a sûrement un mot en arabe pour dire «rond-point», mais il dit le mot en français, comme plus tôt on l'entend dire aussi, au cours d'une phrase, «solitaire» dans la langue de l'ex-colonisateur.
Laborieux. On est dans le plus grand abattoir d'Alger, dans le quartier du Ruisseau, une enclave dans la ville datant de l'administration française. Le réalisateur algérien Hassen Ferhani, 30 ans, est venu sur place pendant deux mois avec un ingénieur du son. Il avait envie de faire quelque chose de cet endroit laborieux, hanté par le cri et le souffle des animaux que l'on saigne à tour de bras mais aussi par le chant des oiseaux, la musique raï, la télé crachant des images de match de foot, des paroles de soutiers de la viande qui ont parfois des conversations de jeunes filles en fleur.
Grand prix de la compétition française au FID Marseille, prix documentaire sur grand écran, prix de la critique et du public à Belfort, meilleur documentaire international à Turin, grand prix au festival d'Alger, Dans ma tête… a moissonné les récompenses. Non pas pour un travail de description du fonctionnement et des hiérarchies dans un biotope prolétaire comme le ferait un Fred Wiseman, mais pour son approche décalée, contemplative et existentielle.
Enigmes. Ferhani s'intéresse moins au geste du travail qu'aux échanges dans les temps de pause, entre deux clopes, ou plus tard, quand les abattoirs sont quasiment vides de toute présence humaine, sinon deux gardiens apeurés. Un des ouvriers, préparant de grandes marmites de tripes, raconte qu'il est quasiment né dans l'abattoir et qu'il voit de ce lieu retranché l'injustice d'un sort de labeur mal récompensé quand d'autres ont «voitures et châteaux». Amou, qui ressemble un peu à Saddam Hussein, répète en boucle, en plissant les yeux : «Je ne mens pas mais je ne tombe pas dans la vérité.» Le goût pour les images, les énigmes, les chansons traverse ce monde violemment concret et que la caméra de Ferhani restitue dans sa palpitation de bête vivante et sacrifiée.