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Interview

José Luis Guerín : «Le film est une sorte d’esquisse jamais tout à fait achevée»

Le cinéaste catalan présente le processus qui donna naissance à «l’Académie des muses», procédant tel un romancier, à partir d’une première séquence longtemps restée dans un tiroir.

José Luis Guerín. (Photo Viola Barberis)
Publié le 12/04/2016 à 19h21

Auteur d'une filmographie mal connue en France, initiée il y a une trentaine d'années et tissée d'une foule d'essais courts et longs irréductibles à une seule forme d'écriture cinématographique, José Luis Guerín est né à Barcelone il y a cinquante-cinq ans. Mais il se plaît à rappeler qu'il fit son éducation entre rêveries catalanes nourries par les écrits de Jonas Mekas et virées parisiennes dans les salles du Quartier latin - où il découvrit «les films de Philippe Garrel, de Chantal Akerman et tous les classiques rarissimes», et décréta le Pariscope «meilleure revue de cinéma du monde». Libération l'y a rencontré pour évoquer notamment la singularité de sa méthode.

Comment conçoit-on un film si déroutant ?

A l'image de mes derniers films, documentaires ou fictions, l'Académie des muses s'est construit étape par étape. J'ai commencé sans avoir conscience de faire un film, à partir d'une scène de cours à l'université, sur l'invitation du professeur Raffaele Pinto, spécialiste de Dante. J'ai tourné cette première séquence, qui est restée pendant des mois dans un tiroir sans que je sache vraiment ce que c'était. Mais j'ai ressenti un fort désir de cinéma dans cette classe, ainsi que le besoin moral, en tant que cinéaste, de questionner le discours du professeur et ces visages qui lui faisaient face, en lesquels j'ai trouvé des personnages. J'ai eu envie d'emmener cela ailleurs pour mieux le problématiser, filmer des séquences dans l'espace privé. Et c'est ainsi que cette figure de prof et ses idées se confrontent, à travers des visages de femmes, à différentes convictions, sur l'amour, la création, la jalousie… Partant de la pure théorie, on le découvre vivant, à travers ses contradictions.

Le film reste ouvert, il dérive en quelque sorte…

Je l’envisage comme une sorte d’esquisse jamais tout à fait achevée, et j’espère que cela excite l’imaginaire du spectateur, que cela provoque la rêverie en lui. On pense ça dans chaque cadrage : si le film est délimité par les contours de l’écran, c’est un échec. L’image à l’écran est là pour provoquer une autre image chez le spectateur, qui rêve ce qu’il y a d’invisible autour des traces qui lui sont données à voir, comme le lecteur d’un roman.

Vous avez l’impression de travailler plutôt comme un écrivain ou un peintre que comme un cinéaste classique ?

Oui, l’image de l’écrivain est assez juste, notamment dans la temporalité et la solitude. Un écrivain a le droit d’écrire quelques phrases, de les oublier, et de les retrouver quelque temps plus tard, pour en retirer quelque chose qu’il n’avait pas forcément entrevu au départ. Il ne suffit pas de créer un beau moment, il faut que celui-ci trouve un développement, et cela peut prendre un certain temps. Quand on travaille avec quelqu’un, même avec une grande complicité, il faut rentabiliser le temps de l’autre par un résultat. En avançant seul, je m’offre le temps de la spéculation. Si cela ne donne rien, cela ne concerne que moi. Je crois fortement que la meilleure chose née des nouvelles technologies tient dans cette possibilité d’alterner ainsi les films d’équipe et ces autres projets que j’appelle les «soliloques». Sur le plan technique, bien sûr, car c’est mon film le plus partagé avec les gens dans le champ de la caméra.

Quelle est l’économie d’un tel film ?

Il n’a rien coûté puisque je l’ai fait seul, avec mes personnages. Au final, le dispositif de sortie est plus onéreux que le film lui-même. J’aime bien dire que c’est un film sans logo, dont le générique ne fait mention d’aucune institution. Et c’est donc un film totalement libre, qui aurait pu devenir un ou plusieurs courts métrages, un long… C’était à moi de le découvrir. C’est ma manière d’énoncer à travers ce projet la crise économique qui frappe mon pays, de l’inscrire dans la fragilité du film. Je déteste cette culture très «nouveau riche» dans le cinéma espagnol, qui accouche de films formatés par une idée univoque du perfectionnisme technique, où il s’agit d’exhiber la fortune d’une industrie qui n’existe pas. On voit des films qui vont paraître plus engagés politiquement en apparence, mais qui se situent, sur le plan formel, du côté de l’arrogance industrielle. Moi, je vais tourner avec ma petite caméra et les défauts sont inscrits dans le film. Je n’ai rien dissimulé.

Allant vers des discours, des langues, des cultures très minoritaires, votre film s’inscrit aussi à l’opposé de ces films mainstream qui se tournent en anglais, avec un casting international…

C'est quelque chose de très triste, en effet. Sans militer pour le catalanisme, j'habite à Barcelone et je vois bien qu'il y a une fierté étrange à célébrer ce nouveau cinéma catalan directement tourné en anglais, comme si l'ennemi numéro 1 était l'espagnol, sans voir que l'impérialisme qui s'exerce alors est plus terrible encore. Si un Catalan parle espagnol, c'est qu'il trahit. S'il parle anglais, c'est qu'il a réussi dans la vie, c'est un Catalan universel. [Rires]C'est absurde, une forme de colonisation, au fond !

On peut penser que, contrairement à la formule cliché, un film n’est jamais «une réflexion sur…». Sauf peut-être à travailler comme vous…

Je dirais surtout que c’est un film très dialectique, qui se construit par des oppositions de gens de lettres, de visages, de gros plans, de séquences. Mais aussi par la dialectique du tournage et du montage, quand je découvre une scène et que je réalise le besoin de développer tel ou tel personnage. Quand je vois la passion fantastique avec laquelle une fille, dans une scène que j’avais tournée, parle de la persistance de l’Arcadie dans les chants des bergers en Sardaigne, je suis frappé, au montage, par la manière dont elle dit les choses, et cette façon qu’elle a de les revendiquer me fait réaliser soudain, face à mon écran, qu’il faut que nous allions tourner là-bas, comme la conséquence de cette énergie dans le plan. C’est comme cela que le moment du montage permet de donner une réponse mûrie à ce que l’on a emmagasiné dans la relative improvisation du tournage. Vivant la fiction classique comme un cul-de-sac, je me suis souvent approché du documentaire pour chercher d’autres façons de conter des histoires. Mais aussi pour aller plus loin, au-delà de moi-même. J’envisage le cinéma comme une forme de révélation, et j’ai donc besoin de négocier avec le hasard, avec ce qui échappe à ma maîtrise. Je suis le premier spectateur, souvent étonné, du tour pris par le film en train de se faire.