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Témoignages

Cannes : «On continue à défendre là-bas une certaine idée du cinéma»

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Recueilli par D.P., J.G. et J.Le.
Publié le 10/05/2016 à 20h31

Valérie Donzelli : «Comme un carnaval où se côtoient la superficialité totale et de grands esprits»

Comédienne et cinéaste, révélée avec son deuxième long métrage La guerre est déclarée, elle était l’an passé en compétition avec Marguerite et Julien. Elle préside cette année le jury de la Semaine de la critique. 

«Pour La guerre est déclarée, je suis restée durant l'intégralité du Festival parce que c'est devenu fou même avant que ça ne commence, au cours d'une projection pour des exploitants, la veille de l'ouverture, où l'on a senti qu'il se passait quelque chose d'exceptionnel. Pendant quinze jours j'ai été emportée dans ce tourbillon incroyable, cette espèce de délire, alors que le film était dans une sélection parallèle, la Semaine de la critique, et n'avait pas vocation à tant focaliser l'attention. Pour Marguerite et Julien, l'an dernier, je me retrouve en compétition officielle pour la première fois. Je ne suis restée que trois jours à Cannes, le temps de l'invitation. Je ne me suis pas rendu compte que ça se passait mal, un type m'est tombé dans les bras en me disant que le film était un chef-d'œuvre et, en même temps, je voyais le visage hypertendu de l'attachée de presse. Puis il a fallu continuer à donner des interviews en croisant des gens qui venaient me consoler en disant : «Ça va, tu tiens le choc, c'est pas trop dur ?» Peu à peu, je sentais les rumeurs, les discussions autour de moi. Quand on vous porte aux nues, tout le monde vous entoure et veut une part du gâteau. Mais l'échec, c'est quelque chose qui ne se partage pas. Après La guerre est déclarée, je n'avais pas dormi, trop bu, au retour à Paris j'ai fait une dépression de quatre jours, j'étais complètement perdue. Après Marguerite, j'avais l'impression au contraire de sortir d'un lieu devenu assez hostile et c'était plutôt agréable de retrouver mes enfants, mon appart.

«Cannes, c’est avant tout un énorme shoot de cinéma où on voit quatre à cinq films par jour. On a l’impression d’être sur une planète à part pendant dix jours, on ne sait plus quel est le faux du vrai. C’est presque comme un carnaval où se côtoient la superficialité totale et de grands esprits.»

Didier Lupfer : «Je vois très peu de films, j’y vais d’abord pour vendre, vendre, vendre» 

Directeur du cinéma à Canal + et président de StudioCanal. 

«On voit les paillettes et la montée des marches, mais le Festival de Cannes est surtout le premier marché international du cinéma, avec un nombre considérable d'acheteurs qui l'arpentent [1 834 en 2015, selon l'organisation, ndlr]. En quelques jours, il est possible de voir tous les acheteurs de la planète. C'est primordial pour moi, parce que c'est à Cannes que je finance une grande partie de mes films. On déclenche ou on finalise beaucoup de ventes à ce moment-là. J'y réalise entre 20 et 30 % du chiffre d'affaires de StudioCanal. Mes équipes y vont aussi pour scruter le marché, lire des scénarios, voir des films et des extraits. Moi, j'y vais d'abord pour ça : vendre, vendre, vendre. Je vois très peu de films, je n'ai pas le temps, je suis là pour faire du business et multiplier les rendez-vous en face à face. Cette année, je dois notamment finaliser les ventes à l'étranger de Paddington 2, qui est financé à 100 % par StudioCanal. Là, c'est un vrai boulot de présentation, parce que le budget est énorme, entre 60 et 100 millions de dollars [entre 53 et 88 millions d'euros, ndlr], dont 60 % de pré-achats.

«Cannes est un peu concurrencé par le Festival de Toronto, qui est aussi un marché très important. Comme celui-ci a lieu au mois de septembre, il est l’occasion de se projeter vers l’année suivante. Mais c’est déjà le cas à Cannes au mois de mai, où on doit en plus boucler l’année en cours. Ce qui fait que sa position de leader n’est à mon avis pas menacée. D’autant qu’il la cumule avec une notoriété beaucoup plus grande, grâce à l’importance de la compétition. A mon avis, il y a même de plus en plus de monde à Cannes parce que le marché du numérique est dans une dynamique ascendante.»

Olivier Père : «Une caisse de résonance extraordinaire pour les films indépendants»

Directeur du cinéma chez Arte. 

«Cela sert beaucoup, le Festival de Cannes ! C’est même assez indispensable. Non pas, évidemment, pour les très gros films, les blockbusters déjà très visibles - en l’occurrence ce sont eux qui sont utiles au Festival plutôt que l’inverse. Mais pour les films d’auteur, indépendants, réalisés parfois par de jeunes cinéastes auxquels Cannes offre une caisse de résonance extraordinaire. La part industrielle du Festival ne concerne pas que les gros films «de marché», comme on dit, puisqu’il y a aussi un marché pour les films d’auteur, même les plus radicaux, et ceux-ci y trouvent une visibilité et une audience beaucoup plus importantes dans le monde entier, ce qui permet aux cinéastes de poursuivre leur travail.

«Evidemment, il n’y a pas à Cannes que cela. Beaucoup de choses bruyantes et un peu ridicules s’y agrègent et essaient d’y prendre la lumière, ce qui peut donner un sentiment de débauche, mais tout l’enjeu est là : que le Festival fasse profiter de sa force de frappe industrielle à des films de création, des grands films de cinéma, et même si l’on peut toujours critiquer telle absence ou telle présence dans la sélection, ces films-là sont très bien représentés, le travail est fait. C’est en continuant d’inviter des films de Hou Hsiao-hsien, Alain Guiraudie ou Albert Serra que Cannes perpétue sa vocation artistique. Un grand festival ne serait plus dans sa fonction s’il n’était qu’une vitrine pour les objets très luxueux ou commerciaux que lui réclament les médias.»

Alain Guiraudie : «On continue à défendre là-bas une certaine idée du cinéma» 

Cinéaste, auteur notamment de l’Inconnu du lac, passé par presque toutes les sélections cannoises avant d’être retenu pour la première fois en compétition cette année, avec son film Rester vertical.

«Avant de venir à Cannes, je regardais ça de loin et j’allais voir la palme d’or trois mois plus tard. Je retenais surtout du Festival des rituels un peu vieillots, un public hystérique vouant des cultes débiles aux stars.

«Et puis je me suis rendu compte qu’on continuait quand même à défendre là-bas une certaine idée du cinéma. C’est l’exposition suprême d’un cinéma d’auteur qui a de plus en plus de mal à trouver sa place auprès du (grand) public. Et si c’est aussi important d’y être, c’est que c’est la chance pour un film de trouver une visibilité internationale ou même nationale. Un de mes longs métrages n’a pas été présenté à Cannes (ni dans aucun autre grand festival d’ailleurs), et c’est tout juste si, dans mon entourage non cinéphile, on s’est rendu compte que je l’avais fait.

«Cannes me fait toujours un peu peur, mais une fois dans le bain, j’y suis pas si mal, sans doute parce que c’est hors du temps, hors du monde, on peut aller au PMU en costume et nœud pap. Et aussi parce que je trouve ça beau, ces gens en noir et blanc sur fond rouge. Cannes, c’est un équilibre entre l’art et le marché mais aussi entre les rêves de pacotille et la sublimation du réel que propose le cinéma que j’aime.»

Elisabeth Tanner : «L’un des rares endroits où on parle de tout, pognon, marketing, mais encore aussi de cinéma»

Longtemps numéro 2 d’Artmedia, la plus grande agence artistique d’Europe, qui a inspiré nombre d’anecdotes gratinées de la série Dix pour cent, elle vient de créer sa propre boîte, Time Art (qui représente Sophie Marceau, Cécile de France, Eric Cantona, les frères Larrieu, Woodkid, etc.). 

«La pérennité de Cannes est probablement liée à la force de son marché et à la puissance mondiale de la marque. Pour moi, c’est l’occasion de voir beaucoup de films, de puiser dans cette masse énorme d’informations empiriques sur les nouveaux cinéastes, les comédiens émergents, etc. Il y a un côté terrain de chasse. C’est l’un des rares endroits où on parle de tout, pognon, marketing mais encore, aussi, de cinéma, de mise en scène, ce qui n’est plus vraiment le cas ailleurs.

«J’ai d’ores et déjà un certain nombre de rendez-vous calés avec des agents américains, italiens, avec qui j’échange dans l’année mais que je n’ai pas forcément l’occasion de voir. Ça peut aussi être le moment où l’on fait passer le message à des cinéastes d’un désir de certains comédiens de tourner avec eux qu’ils n’auraient peut-être a priori pas envisagé. Des rapprochements peuvent s’opérer ainsi entre des gens qui n’estiment pas forcément travailler sur le même plan artistique. Je trouve que l’atmosphère du Festival, où il y a encore une grande appétence de cinéma, contribue à ouvrir des champs de possibles, et les rencontres permettent de faire tomber certaines barrières.»

Saïd ben Saïd : «Ça sert à avaler toute sorte de couleuvres en entendant les distributeurs» 

Producteur de films de David Cronenberg, Philippe Garrel, Brian De Palma… Il a deux films en compétition : Aquarius, de Kleber Mendonça Filho et Elle, de Paul Verhoeven. 

«Cannes, ça sert à prendre des nouvelles des cinéastes qu'on aime et à en découvrir de nouveaux, à essayer de prévendre les films que l'on produira l'été suivant et à avaler toute sorte de couleuvres en entendant les distributeurs vous expliquer pourquoi ils ne les achèteront pas. A prendre un café avec Kleber Mendonça Filho et décider que nous ferons Aquarius ensemble, ou avec David Cronenberg le lendemain de la projection de Cosmopolis pour parler de Maps to the Stars,qu'il essaie de tourner depuis quinze ans et qu'il ne fera peut-être jamais…»

Bertrand Bonello : «Maintenir vivante l’idée que c’est la mise en scène qui importe en priorité»

Cinéaste, en compétition en 2011 pour l’Apollonide, souvenirs de la maison close et en 2014 pour Saint Laurent. Son nouveau film, Nocturama, n’est dans aucune sélection cette année. 

«La compétition exacerbe absolument tout. Tout est soit génial, soit pourri. On est dans l'arène et on le sent. C'est un festival qui m'a beaucoup servi, mes films n'auraient pas eu la même carrière sans Cannes, car la sélection officielle motive incroyablement les distributeurs et les vendeurs à l'étranger. Désormais, vous savez qu'y être vous inscrit au calendrier d'un cinéma-monde pour l'année à venir, car tout ce qui est à Cannes va faire peu ou prou l'actualité des mois suivants. Le Festival m'a gâté, donc je ne vais pas tomber dans l'aigreur, ou la déception, de ne pas y être cette fois. Peut-être que je n'avais que des coups à prendre cette année, peut-être que ce film passe plus par l'étranger [il sera montré au Festival de San Sebastián en septembre, ndlr] que par la France parce que son sujet [des jeunes en insurrection qui commettent des attentats dans Paris] est un peu délicat. Cannes sert à maintenir vivante l'idée que ce qui importe n'est pas en priorité la narration, ni même les acteurs, mais bien la mise en scène, le metteur en scène. C'est lui qui est au premier rang du protocole de la montée des marches et au centre du rituel de présentation en smoking et robe de soirée de la projection officielle.»

Luc Dardenne : «Même les geôliers irakiens de Florence Aubenas regardaient la remise des prix»

Frère de Jean-Pierre Dardenne, cinéastes belges, deux palmes d’or pour Rosetta puis l’Enfant, et une foule d’autres prix. En compétition cette année avec la Fille inconnue. 

«La renommée qu'apporte Cannes est sans équivalent dans d'autres festivals. On dit que celui de Toronto joue désormais un rôle identique mais, honnêtement, je ne l'ai jamais ressenti : il y a 300 films, un gros marché très tourné vers les Etats-Unis et c'est difficile de sortir la tête de cette masse. Cannes est l'événement le plus médiatisé avec les Jeux olympiques. Pour l'Enfant, je me souviens avoir dédié la palme à la journaliste Florence Aubenas [alors à Libé, ndlr], qui était encore en captivité, et elle m'a raconté que ses geôliers irakiens avaient vu la cérémonie et étaient venus lui dire qu'on parlait d'elle à Cannes ! Même eux regardaient la remise des prix…

«La première fois que nous avons été en compétition, avec Rosetta, j'étais mort de trouille parce que je me demandais qui allait s'intéresser à cette fille filmée de dos, ce petit personnage qui bouge dans tous les sens, ce n'était vraiment pas gagné. On ne vient jamais au Festival en étant sûr de ce qui va se passer, il y a toujours cette crainte autour du film. En ayant la palme pour Rosetta, on a tout de suite accédé à une reconnaissance internationale, on a accompagné le film un peu partout pendant six mois.

«Ça me fait rire parce que la première fois que je suis venu à Cannes, c'était pour Falsch, en 1986, dans une sélection parallèle qui n'existe plus. L'acteur principal, Bruno Cremer, m'invite à boire un verre au bar du Carlton. Je me souviens que j'avais un blouson de cuir, et le type à l'entrée, qui a dû me prendre pour un fan un peu collant, me barre la route : «Vous inquiétez pas, monsieur Cremer, on s'en occupe !» Aujourd'hui, Cannes est devenu pour nous un passage obligé, chéri, attendu, où l'on retrouve des gens éparpillés qui sont devenus des vrais amis et qu'il est difficile de voir le reste de l'année, comme, par exemple, notre distributeur japonais.»

Hans Hurch : «Une tentative de préserver l’aura du cinéma et en même temps du pur calcul»

Directeur du Festival de Vienne, la Viennale, qui vient chaque année en prospection à Cannes. 

«Cannes sert à rien. Cannes sert à tout. Je crois que Cannes est le seul festival pertinent au monde. A condition de prendre les festivals de cinéma au sérieux. Cannes est une contradiction singulière. Une tentative de préserver l’aura du cinéma. Et en même temps, tout à Cannes n’est que pur calcul. Le cinéma le plus neuf, radical et entêté ne se trouve pas à Cannes. Même la Quinzaine des réalisateurs est devenue une caricature de la sélection officielle ces dernières années. Et pourtant : Cannes est le seul festival pertinent au monde. A condition, etc.»