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Libération
Subversion

Raide comme l’injustice

Partant du procès d’un chanteur indien contestataire, «Court» décrit de façon éclatée et subtile la vie quotidienne de ses intervenants.

«Court», de Chaitanya Tamhane. (Photo Survivance)
Publié le 10/05/2016 à 17h11

Un film mettant en scène un procès -et il y en a eu quelques-uns - est toujours lui-même ce procès. Il en prend sur lui les traits spectaculaires, la forme, la structure et le déroulement. La question reste alors : le procès de quoi ? Tout film juridique, pour être le lieu d'une comparution, n'est pas forcément celui d'une condamnation. Dans Court, film indien de Chaitanya Tamhane, c'est une question de composition. La sienne est, comme le procès qu'il décrit, une composition en étoile. Plusieurs lignes (faits, témoignages, histoires) se croisent pour former un point central, qui est le jugement. Mais là où, dans un procès, les lignes convergeraient vers ce centre définitif, dans le film, elles en partent, s'en échappent, elles le fuient.

Le tribunal, où l’affaire avance de scène en scène, est le point de départ d’autres scènes, apparemment déconnectées de l’avancée difficile du procès. Ces scènes sont des morceaux de vies. Celle de l’inculpé, Narayan Kamble, chanteur folklorique politisé, accusé d’avoir poussé un égoutier au suicide à travers une de ses chansons. Celle de la procureure et celle de l’avocat, qui ont chacun leur vie de famille. Celle de la veuve de ladite «victime». Celle du juge, qui prendra des vacances. Or, si toutes ces lignes fuient le jugement, c’est parce qu’il semble pipé d’avance, le procès n’étant rien d’autre qu’un prétexte pour l’Etat de faire taire un chanteur subversif.

L'intelligence du film réside dans cette composition centrifuge : plutôt que de dénoncer une injustice, et donc de se placer à son tour dans la sphère du droit en invoquant la liberté d'expression, Court se tire ailleurs, en évoquant les existences concrètes qui s'évadent d'une violence abstraite. Voici donc, sous nos yeux ébahis, un film qui met en scène un procès, sans être lui-même ce procès. Il l'expose et le désactive. Une des étonnantes chansons de Kamble, jouée sur une estrade dans l'espace public, prend le parti de la vérité contre celui de l'art. Le film fait de même, qui se joue dans la rue plutôt qu'au tribunal, et dans la vie plutôt qu'au cinéma. Libéré de notre jugement, Court s'innocente tout seul : un film est là.