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Libération
Summer of Scandals

«La Horde sauvage», bras armés de la justice

A la sortie du western de Sam Peckinpah en 1969, le déchaînement de violence de personnages qui désiraient sauver un ami innocent choqua l’Amérique.

Ben Johnson, Warren Oates, William Holden et Ernest Borgnine, en vadrouille au Mexique. (Photo Warner Bros)
Publié le 05/08/2016 à 17h21

Le scandale de la Horde sauvage, de Sam Peckinpah, est un scandale absolu, qui frappe par avance d'inanité toutes les façons qu'ont trouvées ses détracteurs de le montrer du doigt. Attaquer le film pour sa violence ou prétendre être choqué de son nihilisme, ces flèches aussitôt se retournent contre leurs envoyeurs. A l'inverse, l'innocenter pour en faire une simple fable du crépuscule (crépuscule de l'histoire, du sens, et de leurs synonymes comme le «cinéma américain» ou le «western», et pourquoi pas le déclin de ce dernier comme métaphore du déclin de l'Occident) ne suffit à circonscrire la quantité de charge critique que libère chaque vision de The Wild Bunch par n'importe qui sur cette planète depuis sa sortie en 1969. Faire l'histoire à scandale de sa réception nous renseignerait certainement sur tout ce que le film n'est pas, tout ce qu'il est précisément : une entreprise de destruction. La Horde sauvage, ce n'est pas l'Amérique foutue, ni le tombeau de Hollywood, ni la guerre du Vietnam qui lui est contemporaine et dont il se fait l'écho au plus fort de ses scènes de carnage, ni la révolution mexicaine des années 1910 et sa guerre civile, au cœur de laquelle il jette ses héros.

Scorpion, fourmis et rires d’enfants

Ses héros, et non ses antihéros. Pike et Dutch, l’adversaire Thornton, le jeune Angel, le vieux Sykes et les frères Gorch : ces sauvages n’ont rien à voir avec des figures de la perte des valeurs ou de l’inversion des critères du bien et du mal. Nous sommes devant le film le moins réactionnaire qui soit, un caractère dont l’opposé n’est nullement «progressiste» mais bien «révolutionnaire», et c’est là le scandale. C’est le film de la violence révolutionnaire et de son ennemi, qu’elle se permet de traiter avec la plus grande légèreté et le plus franc des rires, la violence réactionnaire. Ses personnages sont sans pitié et la majeure partie du récit a pour but de ne laisser aucun doute là-dessus. Dès le générique, la séquence célèbre de la multitude grouillante des fourmis rouges où se débat un scorpion sous les rires d’un groupe d’enfants donne une image sans appel du monde où ils évoluent, pour mieux subvertir cette image à chaque plan du film. Cette séquence voudra dire l’inverse de ce qu’elle montre : il n’y a pas d’innocence de la cruauté. Et pas non plus de malédiction naturelle de la violence. Leur opposer un mot d’ordre rigoriste, comme le fait la ligue anti-alcoolique des bigots montée en parallèle au cours de cette ouverture, n’a donc aucun sens. Seul compte celui de quelques actes pris un par un, en rapport avec quelque chose comme l’idée de la justice, qui est toujours sauvage et ambiguë, indécidable et non naïve. Une violence contre une autre violence et aucun critère assuré pour les départager. Aucun ou presque.

La Horde sauvage raconte l'histoire d'une bande de malfrats, braqueurs et assassins, unis par une amitié douteuse qui semble reposer sur l'éventualité perpétuelle de la trahison. Trompés par leur cible, la Société des chemins de fer, lors d'un hold-up, ils passent la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, fauchés et traqués, et s'aventurent sur un territoire contrôlé par le général Mapache («raton laveur»), un tyran sanguinaire de pacotille à la solde de la contre-révolution alors au pouvoir à Mexico. Le seul Mexicain de la horde, Angel, est un sympathisant des troupes du révolutionnaire Pancho Villa, dont on n'entendra que le nom comme seule issue pour un peuple désespéré (célébré par le film en quelques plans sur quelques visages et quelques villages, des trouées d'amour dans un fleuve de sang). Ce n'est pas du tout le problème des autres, qui ne sauraient s'identifier à rien de plus nombreux que la règle du chacun pour soi, selon le principe anarchiste du «penchant». C'est le penchant, ou le plaisir comme seule version existante du bonheur et de la survie, qui dicte leurs pas de justes. La séquence d'orgie et celle du souvenir de l'amour mort de Pike viennent donner une clé de ce qui pourrait presque, dans une vie, échapper au massacre général.

Au bout de leurs aventures sans autre morale que leurs tactiques pour échapper à la mort, les impitoyables malfrats retournent au cœur d’une souricière pour sauver Angel de son exécution par Mapache. C’est l’ultime et longue scène d’hécatombe, au cours de laquelle périt la horde et où presque tous meurent avec elle. Tenter de sauver un seul homme au prix de tuer tout le monde et au risque d’y rester, c’est le pari et le scandale de la violence révolutionnaire, qui répond au penchant et non au calcul. Une seule vie sauve fait pencher la balance de son côté au détriment de toutes les autres : on ne sacrifie pas un innocent au prétexte de laisser vivre le reste des hommes, ce reste dont on ne peut soi-même s’excepter. C’est la maxime ambiguë de la justice, qui passe par les armes tous ceux qui y auront contrevenu. Une violence du côté de la vie contre une violence du côté de la mort, l’une comme l’autre destructrices.

Bâton de dynamite

Tout ceci n’est pas pour autant le message, ni la leçon du film. L’idée d’apprentissage ou de conversion lui est étrangère. La dernière action de la bande n’a rien d’un retournement ou d’une prise de conscience, qu’elle proposerait à son tour au spectateur. C’est en tant qu’ils sont sans pitié et absolument intéressés, égaux à eux-mêmes, que ces sauvages déchaînent une justice sans issue. Plutôt par quelque chose comme le goût du jeu. Tout le film est fait de leurs jeux (finir la bouteille avant que le dernier ait bu, lancer un bâton de dynamite vers celui qui se défroque pour chier : brutaux enfantillages de bandes de mecs) et de leurs doutes rieurs sur le sens des événements et le progrès (l’image définitive de la locomotive lancée en marche arrière, pied-de-nez au siècle et au cinéma lui-même). La justice comme un grand jeu avec l’injustice, un coup perdu d’avance, un plaisir sans règle, l’appel sanglant à une sorte d’innocence absolue et sale.

Le week-end prochain : Lemmy

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