En décembre 1980, dans un entretien avec Elia Kazan paru dans les Cahiers du cinéma, Marguerite Duras est on ne peut plus directe : «Je veux distribuer le film de votre femme, Wanda. Je ne suis pas un distributeur. Par ce mot, j'entends autre chose, j'entends assurer de toute ma force l'entrée de ce film dans le public français. Je considère qu'il y a un miracle dans Wanda. D'habitude, il y a une distance entre la représentation et le texte, et le sujet et l'action. Ici, cette distance est complètement annulée. Il y a une coïncidence définitive entre Barbara Loden et Wanda.»
Barbara Loden est la réalisatrice et l'actrice de ce film unique présenté pour la première fois à Venise en 1971. Elle est morte trois mois avant cet entretien. Marguerite Duras a vu Wanda,mais elle est relativement seule dans ce cas. On cherche dans les archives. Pas une ligne dans Libération sur la mort de Barbara Loden. Et dans le Monde, un articulet où l'actrice et cinéaste est présentée en tant qu'épouse d'Elia Kazan ! Oserait-on aujourd'hui ? A l'hiver 1980, il n'est donc pas certain que le lecteur, fût-ce celui des Cahiers du cinéma , sache qui est Barbara Loden, ni de quoi parle Marguerite Duras, et l'absence d'encart explicatif nous plaît beaucoup. Elia Kazan, un peu surpris puisque l'entretien a lieu à l'occasion de la ressortie de ses propres films, enchaîne en comparant sa défunte épouse à Marlon Brando qui, quand il jouait, «ne savait jamais exactement ce qu'il allait dire, donc tout sortait très vivant de sa bouche». Marguerite Duras dissipe le malentendu : Barbara Loden n'a pas besoin d'être comparée, elle est incomparable. Et ce qui l'enthousiasme dans Wanda, ce n'est pas le jeu de l'actrice, mais son absence.
l’inverse d’une Baby Doll
L'enthousiasme de Marguerite Duras est nécessaire. Si Wanda a bien reçu le prix de la critique à Venise, l'incompréhension à l'égard du film est totale. Il n'a pas été distribué aux Etats-Unis et a été vu seulement à l'occasion de conférences dans des universités. En 1975, le film a bien dû être visible, puisque le Monde,par exemple, évoque dans un compte rendu «deux êtres aussi minables l'un que l'autre, parfaits produits d'une société capitaliste». Wanda n'est pas encore une héroïne. Et l'écrivaine d'insister : cette jeune mère qui part on ne sait où sur un chantier, bigoudis sur la tête, en laissant ses enfants, ne déchoit pas. Exceptionnellement, pour dire combien Wanda n'est pas l'autre, ni un monstre, Marguerite Duras dit sa proximité : «Comme elle, je connais les cafés, derniers ouverts, où on traîne sans aucune autre raison que celle du passage du temps, et je connais l'alcool très bien, très fort, comme je connaîtrais quelqu'un.»
Ensuite, pendant trente ans, un phénomène bizarre a lieu. Tout le monde est persuadé d'avoir vu le film invisible. Des cinéastes le citent dans les entretiens. Wanda est la mère de Rosetta des frères Dardenne, ou la grande sœur de Sue perdue à Manhattan d'Amos Kollek. On a le sentiment de l'avoir déjà croisée, au moins sur une mauvaise photo à gros grain qui montre de très près ses traits. Elle est blonde, une frange, l'air hébété, parfois une charlotte sur la tête, un gros sac sans qu'on n'en connaisse le contenu, une grâce nonchalante et déglinguée, l'inverse d'une baby doll, aucune affectation. Son nom fonctionne comme un mot de passe. Il y a les gens qui ont entendu parler de ce film, et les autres. Quand il repasse à la Cinémathèque, c'est la ruée. Mais tout de même, il repasse exceptionnellement. Peut-être une seule fois en dix ans.
«intouchable et consommable»
En 2003, Ronald Chammah et Isabelle Huppert en achètent les droits pour la France afin de le ressortir en copie neuve, l'été. C'est en réalité la vraie première sortie du film dans le pays, et c'est la première et unique fois qu'Isabelle Huppert s'investit dans ce type de démarche. A l'époque, l'actrice confie à Libération : «Wanda est une personne aussi emblématique que Giulietta Masina dans La Strada. Elle a ce côté clown errant, à la fois opaque et lumineux, à la limite du burlesque. Wanda est en rupture, elle flotte. Elle est doublement indigne : au vu des critères officiels, puisqu'elle abandonne enfants, maison, mari. Mais aussi parce qu'elle quitte la dépendance d'un homme pour se remettre immédiatement sous la dépendance d'un autre.» Une passivité qui suscite la fureur des rares féministes américaines qui ont vu le film, ce qui n'arrange rien à sa carrière. Isabelle Huppert, toujours : «Dans Wanda, je n'ai pas pu m'empêcher de voir aussi la métaphore du milieu du cinéma et de la relation de Barbara Loden avec Kazan. Le bandit et sa complice, comme le metteur en scène et son actrice. Où l'on est à la fois soumise et exigeante, intouchable et consommable, tandis que les hommes - les metteurs en scène - sont des petits gangsters. Le tout dans un contexte de contrebande. Au cinéma, il y a ce qu'on dit officiellement et par en dessous. Barbara Loden parle extraordinairement bien de l'aspect hors-la-loi du cinéma.» Wanda ouvre à des propos très personnels sur le métier d'actrice.
Après son film unique, Barbara Loden avait d'autres projets : notamment adapterLulu, de Wedekind. Elle n'a pas trouvé d'argent. Avant ça, elle avait le projet d'adapter l'Eveil, de Kate Chopin, un roman de 1899 dont l'héroïne laissait à vau-l'eau sa maison. Ça aurait été un film en costumes, nous apprend Nathalie Léger dans son magnifique Supplément à la vie de Barbara Loden, paru chez P.O.L en 2012.
En France, le film a eu le temps de ressortir en 2015. Aujourd'hui, tout le monde croit avoir vu Wanda, tout le monde l'a peut-être vu. Et tout le monde peut le voir. Sur La Cinetek, la plateforme VOD qui permet de louer les films préférés des cinéastes qui proposent leur liste, Wanda est l'un des rares à être recommandé deux fois, par Raymond Depardon et Jacques Doillon. Barbara Loden, qui confiait le 21 février 1971 au Sunday News son sentiment de n'être «rien» - que Faye Dunaway incarnera dans l'Arrangement, le film autobiographique d'Elia Kazan -, n'a pas épuisé son mystère.
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