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Libération
Burn-out

«Victoria», cours magistral d’alchimie

Jonglant entre l’avocate brillante et la mère de famille bordélique, Virginie Efira explose dans la comédie romantique de Justine Triet, irrésistible variation sur la dépression et le rebond.
Virginie Efira en Victoria, entre haut et bas. (Photo Audoin Desforges)
publié le 13 septembre 2016 à 19h41

«Aucune relation n’est équilibrée. La notion même d’équilibre ruinerait à elle seule toute forme de connexion entre deux personnes», fait affirmer Victoria à son héroïne du même nom, qu’interprète avec délice Virginie Efira - et l’actrice en sait quelque chose. Si elle sera demeurée longtemps une promesse en attente de partitions et de films à sa mesure, même les aventures passables qui nourrissaient sa filmographie jusque ces derniers mois (et ses rôles autrement substantiels chez Paul Verhoeven, dans Elle, ou ici, devant la caméra de Justine Triet) travaillaient déjà à une logique du parcours dont la notion de déséquilibre serait le cœur. D’abyssales différences d’âge (Vingt ans d’écart), de taille (Un homme à la hauteur) ou d’éducation (Une famille à louer) balisent l’itinéraire de cinéma de ce corps puissant et plein d’aplomb, aussi sûr de ses appâts que de ses appétits, que les intrigues qu’il attire à lui s’ingénient pourtant à confronter au vertige d’un écart, menaçant alors de le renverser.

Cette propension à laquelle cette lointaine cousine européenne d'une Drew Barrymore oppose en vain fausse maîtrise et vraie candeur fait d'Efira, par-delà l'actrice épatante qu'elle se révèle être, une redoutable matière à comédie, cet art absolu du dérèglement et de l'infléchissement des lois supposées acquises. Ou du moins en avait-on l'intuition, et voilà que s'en présente l'idéale confirmation sous la forme d'un rêve de comédie romantique, comme l'on en venait à douter que le cinéma d'auteur français en connaisse la formule alchimique. Une décoction dont on croirait que la réalisatrice de Victoria - remarquée pour ses courts et documentaires, puis révélée par l'enthousiasmant la Bataille de Solférino (lire son portrait dans Libération de mardi) - l'a dénichée non dans un livre de recettes prêtes à filmer, mais en compulsant une collection loufoque de traités scientifiques.

Douce excentricité

De droit pénal : son héroïne est avocate, conduite malgré ses réticences fondées à défendre l'innocence d'un ami - que sa compagne accuse d'agression au couteau à dessert -, et ce devant un tribunal où seront appelés à comparaître, entre autres témoins, un chimpanzé et un dalmatien. De sociologie : sans plus sacrifier au chantage à l'effet de réel qu'à la douce excentricité des personnages qui l'entourent, Victoria se révèle l'un des plus beaux et ciselés personnages de femme adulte que l'on ait croisé depuis longtemps dans un film français. Machine de guerre au prétoire en déroute à la ville, d'une rhétorique foudroyante en affaires mais incapable d'éloquence dans une vidéo de mariage, puissante et friable, brillante et faillible, sexy et jamais sexualisée à ses dépens, pleine d'allant et sans cesse guettée par l'effondrement. D'économie : comme l'appartement de Victoria apparaît surchargé d'objets au rangement aussi dérangé qu'elle (à l'image de sa bibliothèque où s'entassent côte à côte le Lexomil et la coke, Baudrillard et Cioran, les dossiers d'instruction et les jouets d'enfants), Victoria déborde d'un chaos de personnages, de bêtes, d'accessoires, de paroles et de pistes de développement personnel contradictoires, pour lesquels il compose un équilibre miraculeux. Chaque figure et chaque chose parviennent pleinement ici à s'incarner avec profondeur de champ et souci plastique très affirmé, en des gestes, des corps et des décors : fort d'une réunion d'acteurs remarquables (Vincent Lacoste, Melvil Poupaud, Laurent Poitrenaux, Julie Moulier, Laure Calamy…), le film sait faire exister la chaleur et la vitalité d'un monde autour d'eux, qui ne paraisse jamais tout à fait un décalque du nôtre ni un coup de force de chef déco, offert à ce que les personnages le mettent, ou non, sens dessus dessous.

Atomes gangrenés

Enfin, il s'agit surtout, au fond, de physique-chimie. Car, de ces deux matières, la comédie carbure à la première tandis que la seconde s'affirme ici la grande affaire du romantique. C'est Victoria elle-même qui le dit, plaçant les enjeux à cet endroit-là dès la scène inaugurale, alors qu'elle s'adresse à son psy : «J'aimerais comprendre là où ça a commencé à merder chimiquement dans ma vie.» Ainsi, chacune des composantes désaccordées de son existence, de sa carrière précaire à son anarchique vie domestique, conspire à la mettre à terre - c'est bêtement physique. C'est-à-dire à la soumettre aux principes d'une gravité, une attraction vers le sol et vers des êtres auxquels elle se refuse, toute à son aspiration à une apesanteur légère : mère célib enchaînant les désastreux plans cul Tinder, elle réside, avec ses deux gamines et leur baby-sitter à demeure, en un étage si élevé d'une tour que l'on croirait qu'elle habite une portion éthérée de la ville, au milieu du ciel, alors même que tout chez elle exprime la peur du vide.

Plus encore, tout, dans son sillage, ne paraît qu'affaire de masse, de pesanteur, de composants chimiques altérés - qui «merdent» donc. Le couple de cet ami au banc des accusés et sa compagne, n'ayant de cesse de se déchirer et de se remettre ensemble sans discontinuer leur guerre au tribunal, décrite comme l'attirance de deux molécules aux atomes gangrenés. Le corps de cet amant qui lui paraît «extrêmement lourd» lorsque Victoria est soudain saisie d'une crise de panique post-coïtale. Les jours de dépression qui pèsent une tonne dès lors qu'elle se retrouve suspendue six mois du barreau, pour une faute que sa vie mal ordonnée a commise à sa place. Le poids des mots et des individus alentour, rendu inquantifiable à mesure qu'elle sombre vers le fond supposé de sa déconfiture - si tant est qu'il y en ait un.

Justine Triet rejoue aussi ici quelque chose des batailles de son précédent film (où le personnage de Laetitia Dosch jonglait entre les soubresauts de son divorce et les prises de direct d’une chaîne d’info en continu dans le tumulte d’un soir d’élection présidentielle), emmêlant en de joyeuses pelotes de nœuds les fils reliant les polarités du quotidien : vies professionnelle et intime, publique et privée, toutes mises en réseau de courts-circuits toxiques tant par l’incapacité de Victoria à trouver enfin son centre de gravité que les mesquineries des hommes qui la plombent et dont elle ne parvient pas à se déprendre.

A cette image, l’alliance filante scénario-montage du film procède par une écriture d’interférences et de contretemps, coupant dans les scènes afin de mieux les raccorder entre elles cœur contre cœur, souvent au mépris de la chronologie, comme pour ne jamais prendre ses appuis exactement là où l’on l’attendait dans pareilles situations, et faire alors feu d’une intensité dont le foyer irradie rarement de là où l’ordinaire des films l’aurait situé. La drôlerie du personnage réside dans ses problèmes d’adresse, au sens propre, qui lui font ne rien loger à sa place, se planter souvent d’interlocuteur, injecter les confessions privées dans l’échange professionnel, s’adresser à sa voyante comme si c’était là son psy, et inversement.

Plaidoirie à la ramasse

Par-delà la brillance à l'unisson des acteurs, l'essentiel de la grâce et de la vibration burlesque qui parcourent Victoria doit beaucoup à la manière dont la mise en scène de Justine Triet s'accorde à ce régime existentiel de vastes dérèglements moléculaires, conduisant à la collision, la fusion et l'interpolation des contraires. Dans ce qui se présente déjà, en quasi-oxymore, comme une comédie enjouée de la dépression, la cinéaste embrasse les figures de la course de Victoria à contre-emploi, à contrepoids même, prenant acte de la pesanteur de chaque chose pour mieux la renverser, filmer les stations les plus empreintes de gravité de sa descente aux enfers avec une aérienne désinvolture, fusant comme si elles ne pesaient en définitive rien. C'est comme si Victoria s'évidait d'un peu plus de sa substance, au risque de l'évaporation, à mesure qu'elle s'enfonce et menace de chuter pour de bon. Et ainsi tout le film chemine-t-il de ce pas léger vers une reconquête, aux accents d'expérience en éprouvette menée sur la matière. Reconquête du poids de ses mots et de son être - culminant dans une scène de plaidoirie à la ramasse, car sous stupéfiants, colorée du souvenir des prodiges du Blake Edwards tardif -, pour que puisse s'achever sa danse trébuchante au bord du vide sur la victoire d'un sourire enfin plein de lui-même.

Victoria de Justine Triet avec Virginie Efira, Vincent Lacoste, Melvil Poupaud… 1 h 36.